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L’école et les pauvres une histoire de famille

dimanche 20 novembre 2011, par Greg

L’école primaire obligatoire a eu pour conséquence d’obliger l’ensemble des enfants à se conformer avec plus ou moins de bonheur au modèle de comportement du fils ou de la fille de famille, qui consacrent leurs jeunes années à l’étude et au jeu jusqu’à 13 puis 16 ans. Les conséquences économiques et les encouragements ne sont pas les mêmes suivant les situations. Les enfants se rangent ensuite dans la hiérarchie sociale en fonction du temps pendant lequel ils auront assumé cette position d’enfants de famille, d’enfants étudiant, temps qui est fonction de la réussite scolaire des enfants mais aussi des moyens financiers des parents et de leur soutien.

Le texte qui suit est extrait des pages 153 à 162 du livre d’Anne Querrien, L’École mutuelle, une pédagogie trop efficace ?, Les empêcheurs de penser en rond, 181 p., 2005.

L’école, productrice de famille

Alors que l’éducation du jeune clerc ou du jeune apprenti passait par un arrachement au milieu de naissance, mettait les enfants sur les routes ou au moins les envoyait au loin, ailleurs, la nouvelle école se saisit de l’enfant comme d’un levier de production de famille, et devient le foyer organisateur du quartier, renvoyant à la famille l’image de sa propre place dans la hiérarchie des lieux et des places. Les rapports de l’école avec l’enfant supposent l’existence proche de la famille, invitée par des lettres à répondre des absences de l’enfant, visitée en cas de non-réponse. Si la famille n’existe pas, à la première génération, si le modèle scolaire se met en place d’abord auprès des enfants orphelins ou vagabonds ramassés par l’Hôpital général, l’école fait rapidement couple avec la famille, devient un outil de l’action du gouvernement auprès des parents.

Agir sur les parents insensés

Les écoles pour enfants pauvres, chrétiennes ou municipales, d’avant l’obligation scolaire sont résolument antifamiliales. Plus exactement ennemies de la famille réelle, pauvre, indigente, les écoles ont pour mission d’en empêcher la reproduction. En mettant les enfants des familles pauvres en apprentissage, en leur donnant un métier, on leur permettra d’échapper au statut d’indigents de leurs parents. Il s’agit de s’opposer résolument à l’action jugée pernicieuse de ces parents, très peu soucieux d’envoyer leurs enfants à l’école, qui n’hésitent pas à insulter maîtres et maîtresses, et le lieutenant général de police à Paris, par exemple, doit fréquemment condamner à des amendes pour ces faits [1].

Imposer aux parents l’idée que l’éducation scolaire de leurs enfants est une nécessité à laquelle ils ne peuvent se dérober, qu’elle est préférable à leur emploi dans de petits métiers ou dans la mendicité qui permettait la survie en l’état du groupe familial, ne va absolument pas de soi. […]

De Jean-Baptiste de La Salle aux maires des débuts de la IIIe République, on retrouve en permanence cette opposition entre les scolarisateurs des enfants et leurs parents :

– « Le moyen de remédier à la négligence des parents sera premièrement de leur parler pour leur faire connaître l’obligation qu’ils ont de faire instruire leurs enfants et le tort qu’ils leur font en les laissant dans l’ignorance ; que faute de savoir lire et écrire ils ne seront jamais propres à aucun emploi… Deuxièmement, comme ces pauvres sont ordinairement ceux auxquels on fait l’aumône, il faut les faire connaître à messieurs les curés pour qu’ils les engagent à envoyer leurs enfants à l’école [2]. »

– « Les difficultés viendraient moins des patrons que des familles… C’est sur ces parents insensés qu’il faudrait agir », dit le maire du VI e arrondissement de Paris au préfet qui s’enquiert de l’application de la loi sur le temps minimal de scolarisation des enfants de fabrique.
Différentes mesures de coercition sont prises à l’encontre des parents récalcitrants : radiation de la bourse des pauvres s’ils n’envoient pas leurs enfants aux écoles, port obligatoire d’un livret de famille sur lequel doit être noté le temps de fréquentation de l’école par chaque enfant, etc. Mesures d’encouragement aussi : la possibilité d’être logé en cité ouvrière […] est subor­donnée à l’envoi des enfants à l’école.
Dans les couches de la population que vise l’école, la demande d’éducation n’a rien de spontané. L’école apparaît comme une machine élaborée peu à peu pour soumettre l’ensemble de la population à un type de fonctionnement familial, centré autour de l’enfant et à travers l’enfant, tendu vers l’avenir de la lignée, qui n’a été sécrété spontanément que dans les couches dirigeantes, noblesse et bourgeoisie [3]. […]

Cacher la pauvreté

L’école est une machine de guerre contre la famille pauvre, contre son statut d’assistée, contre sa non-participation au « travail social », et non sa déléguée pour les disciplines intellectuelles, pour le travail éducatif spécialisé, comme toute la littérature pédagogique moderniste le voudrait. La zone privilégiée d’intervention de l’école sur l’enfant est d’ailleurs son corps, sa propreté, son exactitude, sa présence, l’ensemble de ses postures dans un ensemble de circonstances étroitement codées, marquées de petites différences à finement observer pour se conformer. Et en même temps, l’école rend peu à peu la famille responsable de la fourniture de ce corps adéquat à ses injonctions. […]

C’est l’école qui dicte aux adultes les comportements à adopter […] pour se comporter comme familles, comme parents d’élèves. Avant la Révolution, les maîtres des écoles chrétiennes ou des écoles de charité éditent des conseils de conduite pour les heures passées en dehors de l’école. Les livres de civilité dans lesquels apprenaient à lire les enfants depuis la Renaissance étaient rédigés à l’intention des seules classes « honnêtes » ; à partir de Jean-Baptiste de La Salle, ils proposent l’honnêteté comme modèle à l’ensemble de la population [4]. […]

On allait même chez les parents leur répéter les bons préceptes – tels que ne pas laisser les enfants se baigner nus, ne pas les laisser jouer sur les places publiques ou sur les ports – et les exhorter à acheter L’Avis salutaire aux pères et mères qui veulent se sauver par l’éducation chrétienne qu’ils doivent à leurs enfants.

C’est autant aux parents directement qu’à leurs enfants qu’on inculquait le souci de la propreté, de la conduite anti-masturbatoire « afin qu’ils ne fassent rien d’indécent ni d’immodeste, disait L’Avis salutaire ». Les parents qui se montraient obéissants et dont on pouvait constater l’efficacité à travers les transformations des enfants observés à l’école recevaient des vêtements gratuits du bureau des pauvres [5].

L’école est indispensable comme observatoire de l’action sociale qu’on mène sur les familles. […] La bonne famille est celle à qui l’école reconnaît qu’elle lui a livré un enfant normal.

Effets en retour

Cette bonne famille fait irruption dans l’école à partir du moment où l’ensemble des enfants est scolarisé, où l’instruction étant gratuite, obligatoire, uniforme, elle ne se fixe plus pour objet son expansion territoriale, la constitution du corps politique de l’enfance, mais l’amélioration de son action, le façonnement de ce corps enfin rassemblé. Dans une sorte de retournement de sa position par rapport à la famille, c’est auprès de la famille que l’école va chercher les règles de son fonctionnement. Elle n’arrache plus l’enfant à la famille, elle est déléguée par la famille à l’éducation de l’enfant.
Ce retournement lié à la gratuité vient de l’entrée massive à l’école communale des enfants dont l’éducation était jusque-là payante, la réorganisation de l’école à leur intention. Dès lors, ce sont directement les contradictions entre familles, les différences de modèles de fonctionnement familial qui vont alimenter le développement officiel de l’école vers une uniformisation de son fonctionnement, et les ratés de ce progrès. Les bons parents se regroupent en associations de parents d’élèves et cherchent à avoir sur l’école une influence positive. Ils ne sont pas de ceux que l’école invite à justifier les absences des enfants, dont les noms risquent d’être affichés à la mairie en cas de répétitions de ces absences. L’école n’a pas besoin de les voir. C’est eux qui viennent voir l’école et qui veulent la voir imposante, représentative de cette autorité qu’ils lui délèguent. C’est eux qui veulent voir triompher leur enfant sur la masse des autres enfants, avoir la meilleure note ou obtenir un prix. […]
À la demande des bons parents, l’école se développe en faveur des bons enfants. Le classement des enfants […] devient une sorte de valeur en soi […] L’école fonctionne pour la distribution des prix.
De ce type de fonctionnement parental, de cette volonté de venir voir ce qui se passe dans l’école, toutes les familles sont loin d’être parties prenantes. Et c’est un leitmotiv des tentatives d’innovations scolaires que de vouloir amener les familles à l’école. « C’est à partir des activités qui ont lieu à l’école en dehors des heures scolaires que les parents d’un milieu moins favorisé pourraient justement être amenés à pouvoir s’informer de tout ce qui se passe dans l’école, à vouloir vivre autre chose, à se comporter différemment. C’est un des grands problèmes de l’école [6]. »

L’école doit conditionner l’organisation des quartiers, dit la charte d’Athènes. « L’enfant n’est plus un élément secondaire du groupe familial. L’évolution des mœurs est telle qu’il en est devenu le centre. Les préoccupations des architectes doivent donc être également centrées sur la présence des enfants. Ce n’est plus en fonction de la présence des enfants et de leur nombre que doit se structurer la maison [7]. » […]

Famille, École, État

C’est qu’aussi invitation est faite à chacun par la scolarisation de devenir membre de la grande famille de l’État, dont la famille locale, naturelle, n’assure qu’une délégation, et ce dans la mesure précisément où ces éléments naturels ont été suffisamment domptés, domestiqués, normalisés pour organiser une famille normale, un ménage, qui est aujourd’hui le fondement de la planification et de la programmation des services collectifs. Entre l’État et le ménage, la famille de base, l’école se présente comme une famille relais. Famille relais déjà à l’École normale, où étaient formés les maîtres, et dont le régime de fonctionnement doit incliner à agir et bien penser de son plein gré, ce qui nécessite que les jeunes gens, « y soient heureux… s’y sentent chez eux, comme en famille », adoptent à l’égard de l’école les mêmes sentiments faits d’obéissance et de reconnaissance qu’à l’égard de la maison paternelle [8].

Famille relais au niveau du quartier, dont elle est une sorte de maison de la famille, où les adultes se doivent de revenir, une fois leurs études terminées, prendre connaissance des nouveaux comportements sociaux impulsés par le pouvoir et participer du corps politique constitué à partir de l’école, le corps de la patrie, le corps social qui parle français. En même temps que la maison de la Famille, l’école est la maison de la Patrie, que symbolisent au moins son drapeau et parfois sa construction mitoyenne à la mairie. En 1899, une circulaire sur la décoration des écoles propose des paysages sur les diverses régions de France afin de donner « un caractère concret à l’idée de Patrie qui doit dominer et vivifier tout notre enseignement ».
À travers l’école, c’est une série emboîtée de corps politiques qui se constitue, série dont la famille, et non l’individu, est la plus petite entité. C’est en effet au principe d’autorité patriarcal, principe d’autorité naturelle, que l’école s’en est finalement remise, après la tentative manquée de l’école mutuelle et de la mise en place d’un nouveau principe d’autorité, celui de la quantité de savoir détenue, garantie par le niveau du diplôme, celui du « mérite » comme on disait au siècle dernier. ■

Anne Querrien,
auteure de L’École mutuelle, une pédagogie trop efficace ?


[11 M. Fossoyeux, Les Écoles de charité à Paris sous l’Ancien Régime, Paris, De Paris, 1912, p. 38.

[22 . J.-B. de La Salle, Conduite des écoles chrétiennes, 1ère édition, Paris, 1682, in Saint Jean-Baptiste de La Salle, Œuvres complètes,
cf. www.lasalle.org

[33 Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, éd. du Seuil, 1975.

[44 Cf. J.-B. de La Salle, Règles de la Bienséance et de la civilité chrétienne, Rouen, 1717. Texte sur www.lasalle.org

[55 Cf. M. Fossoyeux, op. cit.

[67 Propos d’un responsable de l’association des parents d’élèves d’une école du xx e arrondissement où se mène une expérience de rénovation pédagogique ; dans Architecture d’aujourd’hui, février-mars 1971, numéro spécial sur l’architecture et l’enfance.

[78 G. Mesmin, ancien directeur des constructions scolaires au ministère de l’Éducation nationale, L’enfant, l’architecture et l’espace, Paris, Casterman, 1971.

[86 Cf. circulaire du 7 février 1884 sur l’organisation des écoles normales, parue dans la Revue pédagogique.