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Alain Lefebvre, photographe-ouvrier
lundi 15 avril 2013, par
Rencontre avec Alain Lefebvre, le photographe-ouvrier qui nous a accompagné
tout au long des pages de ce numéro avec ses clichés sur le monde du travail...
Dans ton parcours, le monde du travail, le monde ouvrier, semble jouer un rôle de déclencheur, est-ce que tu peux nous présenter ton itinéraire ?
Alain Lefebvre – Je parlerais plutôt d’un double itinéraire. Un itinéraire de raison et un itinéraire de passion. Celui « de raison » est simple, comme beaucoup. Après quelques années de lycée, j’ai travaillé chez Renault à Cléon, puis l’armée en Allemagne, au retour les petits boulots se succédèrent, cariste, magasinier, manutentionnaire, même gardien dans une foire commerciale, mais aussi ouvrier du bâtiment, commerçant ambulant, intérimaire… J’ai fait un peu tout avant de suivre une formation en PAO et trouver un travail dans l’imprimerie, secteur dans lequel je travaille encore aujourd’hui. Plus pour longtemps car je serai retraité fin mars.
Celui de la « La passion » est sûrement le vrai. Mes parents m’ont appris le cinéma, le théâtre, les bouquins, la musique… Mon père, très attiré par la politique et fortement par la culture, avait monté avec quelques amis une association qui organisait des manifestations culturelles et invitait des artistes, chanteurs, écrivains, musiciens, etc. Je les photographiais. Mais je photographiais aussi ce qui était autour de moi. J’habitais Elbeuf, une ville qu’on surnommait la « ville aux cent cheminées ». Il y a forcément une influence sur le regard. On y était ouvrier, employé ou industriel. Je savais que je ne voulais pas être ouvrier. Je savais que je ne serais jamais un bourgeois. La photo m’a ouvert une autre route. La photo je la voulais pure, honnête, sans tricherie commerciale ou intellectuelle. Alors j’ai regardé. Lorsque je travaillais en usine, je voyais des cadrages, j’imaginais des situations où tout se plaçait en harmonie visuelle, la souffrance se métamorphosait en poésie, la banalité en géométrie. Ces boulots de raison alimentaient ma passion. Cela m’a permis de financer des reportages.
Tu as photographié le monde du travail, mais aussi celui de la révolution, comme au Portugal, pourquoi ce lien entre la photographie et le social ?
A. L. – C’est la suite logique, la photo est un regard sur la société. C’est dire « vous voyez comme les hommes vivent ». Aller voir les lieux où ils sont, les rencontrer, parler, s’intégrer pour après montrer. Essayer de retranscrire en image la beauté, la peine, la dureté, l’interrogation, donner une forme aux sentiments de ces hommes. Ayant été longtemps – toujours – ouvrier et photographe je me sentais proche, j’étais différent mais sans barrière. Bien sûr, je ne veux pas dire par là que je ne photographie que des ouvriers. Simplement je ressens, du moins je le crois, certaines choses, certaines subtilités moins évidentes à appréhender si on n’a pas le même chemin.
Photographier le travail, « le Monde ouvrier » pour reprendre le titre d’une de tes expositions, qu’est-ce que ça signifie selon toi ? et d’abord, qu’est-ce que tu entends aujourd’hui par « monde ouvrier » ?
A. L. – Le monde ouvrier est le monde de ceux qui produisent. C’est peut-être une vision simple. C’est, de mon point de vue, le monde de ceux qui n’ont (presque) que le savoir-faire comme richesse. Une richesse qui est rarement (jamais ?) gérée par ceux-là mêmes. Métallo ou employé de bureau, blouse ou bleu font partie d’un même monde, un monde de plus en plus fragile.
Dans la présentation que tu nous as transmise
tu parles de ta jeunesse mais très peu de l’école… un mauvais souvenir ? Et puisque le thème de ce numéro est le rapport entre le monde de l’école et celui du travail, comment envisages-tu ce lien ?
A. L. – Ma scolarité ne m’a pas permis de faire le lien entre le monde de l’école et celui du travail. Sans doute si j’étais médecin, ingénieur ou avocat je ne ferais pas le même constat. Néanmoins, je garde de la période scolaire le souvenir ému de certains « instits » ou « profs » qui m’ont ouvert l’esprit ce qui m’a permis d’ensuite ouvrir les yeux.
Quelles sont tes activités aujourd’hui, est-ce que tu vis de ton travail de photographe ?
A. L. – Je suis opérateur PAO dans une imprimerie et parallèlement, je suis aussi correspondant au quotidien régional Paris-Normandie (PQR). Je prépare également une expo « Indus Bazar », reflet de plusieurs voyages au Pakistan, Inde et Népal. J’ai aussi un projet en commun avec Jean-Pierre Levaray sur les ateliers SNCF de Quatre Mares près de Sotteville-lès-Rouen (site de réparation et remise en état de locomotives).
J’ajoute que la retraite, je l’espère, m’offrira l’opportunité de me consacrer pleinement à la photo.
Quelles ont été tes influences ?
A. L. – Henri Cartier-Bresson, l’œil ultime ! « La France travaille » tableau photographique de François Kollar réalisé juste avant 36, Guy Le Querrec, Sebastio Salgado, Kertesz, Ronis ou Sieff que j’ai rencontré, Gaumy, Koudelka, Riboud et tant d’autres regards qui m’ont aidé à forger le mien. Raymond Depardon pour sa simplicité, l’humanité de son regard et la subtilité de son approche artistique. J’aime aussi beaucoup Sempé, son merveilleux coup de crayon et ses petits bonhommes écrasés de solitude et de doute.
Une anecdote liée à ton expérience de photographe ?
A. L. – J’ai travaillé pendant un moment dans une usine où étaient fabriquées des piles électriques. Le midi, je m’installais dans les vestiaires pour y manger tranquillement mon sandwich tout en lisant, relisant, analysant, la « Correspondance New-Yorkaise » de Raymond Depardon. Juste à côté d’autres ouvriers priaient, un tapis vers l’Orient. Mes pensées étaient elles aussi bien loin, virevoltant des taxis new-yorkais aux rcikshaws indiens, des corons d’Artois aux sables brûlants de Mauritanie… ■
Propos recueillis par Grégory Chambat