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Cachez cet écran que je ne saurais voir...
mardi 6 juillet 2010, par
par Jean-Pierre Fournier, enseignant dans un collège
qui ressemble de près à celui recréé dans le film [1].
Un bon film aide à comprendre. On a beaucoup parlé de Entre les murs. La Palme d’Or a fait de cette fiction – prise pour un documentaire – un miroir de toutes les craintes et de tous les partis pris, de toutes
les complaisances aussi. Les réactions ont été très nombreuses [2]. Il y a ceux qui n’ont pas voulu
se prononcer, restant dans le consensus cannois, et ceux qui ont crié à l’horreur, parce qu’ils ont vu
leurs craintes cristallisées à l’écran : « la dictature du social » qui fait hurler Finkelkraut, l’absence
de séquences de cours construites et de l’indispensable distance pédagogique pour Philippe Meirieu,
en passant par les indignations de nombre de collègues, qui confessent parfois ne pas avoir vu le film.
Drôles de réactions, surtout de la part d’enseignants. Après tout, n’est-il pas dans la fonction de certains d’entre eux (enseignants d’histoire, de français, d’arts plastiques) d’initier les élèves à la lecture d’images et donc au cinéma ? Le travail sur les rapports réel/imaginaire et réel/symbolique ne fait-il pas partie de leur métier ? On a oublié qu’un film est un regard, un miroir fait d’images et de paroles, et, dans la profusion des articles, je n’ai guère vu d’analyse filmique. Mais voilà, ni la culture ni le métier ne protège vraiment des affects, c’est connu. C’est que « Entre les murs » touche au vif.
Le visible...
Le film dit l’importance de l’école dans notre époque, et l’échec de cette fausse solution de la question sociale qui était de promettre à tous un « parcours de réussite » dont le collège, puis le lycée, puis la fac seraient les étapes. Il dit dans le même temps l’incapacité de l’école à affronter le renouvellement de cette question sociale, douloureuse à chaque instant pour les enseignants comme pour les élèves : tout le monde a remarqué les passages du film qui portent sur la langue, sur les langues, sur ces déchirures et ces détours.
Le collège « maillon faible » ou plutôt charnière tendue est pour les spectateurs le pivot du film : tension sociale entre l’école pour tous et le lycée (le vrai) où n’iront qu’une moitié d’élèves, tension de l’âge où l’on quitte une forme de relation avec ses parents, ce qui est très difficile quand ils sont très différents des autres parents ou que la relation n’est déjà pas bonne. D’où l’investissement forcené dans le groupe de pairs et les sentiments mêlés vis-à-vis de ces autres adultes, les profs.
Mais pour les enseignants de collège le film montre le rétrécissement de la marge du possible :
on essaye de convaincre mais on ne peut se passer de contrainte, on tente l’ouverture mais elle risque de nous gober, et tout se passe autrement que prévu. Les collègues se jettent à la figure leurs quatre vérités, qui ne sont qu’affirmations d’un tempérament ou d’un choix idéologique. Ils ne sont pas les demi-dieux que tant de gens, à commencer peut-être par leurs élèves, voudraient qu’ils soient, mais des êtres humains comme les autres, mêlant plaintes raccourcies et élans de générosité, engueulades professionnelles et annonce de grossesse. Des parents-bis qui ont la vie dure.
….et le caché
Et puis il y a l’insupportable (pour beaucoup) : l’engagement passionné de Bégaudeau, qui tâche de construire un dialogue vrai à partir des paroles d’élèves. On peut être très loin des attitudes de cet auteur-acteur, de ce côté « déshabillage en public » qui ne le gêne pas et qu’il propose aussi à ses élèves (travail sur l’autobiographie), il n’en reste pas moins que c’est sans doute un des éléments qui a choqué : le prof est une personne qui se met en jeu, qui prend de gros risques, qui est à dix mille lieues de la neutralité du savoir. Dans le film, il échoue ; et le film choque ceux qui veulent voir dans l’enseignement un havre à l’abri du monde. C’est une grande question, que nous avons à deux reprises abordée dans ces colonnes [3] : faut-il travailler à vif la réalité conflictuelle des élèves, de leur rapport difficile aux savoirs, du relationnel de la classe, quitte à s’y perdre ou, tout simplement, à perdre, ou au contraire s’inscrire dans des rites (habitudes de travail, de pensée ou manies de Mme Truc, pas toujours faciles de distinguer), avec un rassurant nécessaire dans un monde agité jusqu’à l’éparpillement, mais avec le risque de la fadeur pour les bons, du non-sens pour les plus faibles ?
Cet aspect, Laurent Cantet l’a saisi avec le côté « voyant » des vrais auteurs. Nous sommes à l’aise dans les oppositions pédagogues/républicains, profs de collège/professeurs de lycée, débutants affolés/chevronnés usés ou désabusés, grévistes/non-grévistes. Pas dans la prise en compte de l’engagement personnel dans le métier. Pas dans l’opposition vase qu’on remplit/feu qu’on allume (avec les retours de flamme).
Le film part d’un livre, le dépasse car il le comprend dans les deux sens du terme. Le témoignage senti, pétulant et par moments désagréable, prend de la distance en images (alors que l’on dit souvent que le cinéma rétrécit les maillages subtils de l’écrit). C’est un film qui réfléchit (là encore aux deux sens du terme), et du coup réussi à brasser question sociale et facteur humain, comme dans « Ressources humaines »..
Jean-Pierre Fournier, enseignant dans un collège
qui ressemble de près à celui recréé dans le film 3.
[1] Ce qui ne donne aucun titre supplémentaire pour en parler – juste un peu plus d’envie de le faire.
[2] 1. Merci à Nicole Chosson pour sa recension très large des critiques de ce film.
[3] N’Ae n ° 19 : entretien avec Charlotte Nordmann et article de Celia Izoard.