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Désobéissance et résistance créatrice au travail...

lundi 15 avril 2013, par Greg

Par Jean-Paul Portello
Syndicaliste

Militant syndical dans une entreprise des télécommunications, je me suis beaucoup engagé pour lutter contre la souffrance au travail. Je me suis ensuite interrogé sur ma pratique syndicale et le sens que les salariés donnent à leur travail. J’ai décidé de suivre un cursus universitaire de psychosociologie clinique, et c’est dans ce cadre qu’il m’a été demandé de préparer le travail réflexif ci-dessous en vue d’un exposé oral, j’ai choisi le concept en psychosociologie de « résistance créatrice ».

Dans ma vie militante, j’ai toujours vu combien les actes de résistance mettaient en œuvre l’imagination et la créativité. J’ai choisi d’aborder ce concept sous le couvert d’une réflexion qui unit la psychologie et la sociologie, le singulier et le collectif.

Ce travail s’appuie sur la lecture du n° 7 de la Nouvelle Revue de Psychosociologie nommée « la résistance créatrice », datée de janvier 2009 et réalisée sous la direction de Dominique Lhuilier et Pierre Roche. En consultant la revue sur le net on constate que c’est une écriture collective 1, interdisciplinaire, et que les auteurs sont majoritairement sociologues cliniciens, comme Danièle Linhart, sociologue du travail et directrice de recherche au CNRS, auteure de Travailler sans les autres ? 2.

Associer résistance et création

Je commence ma recherche en butinant au hasard à la bibliothèque et sur le web, c’est un exercice que je pratique rarement car je me laisse facilement séduire et emporter par une idée, un mot, un titre, cela me prend énormément de temps et j’oublie ensuite mes questions initiales. Je résiste afin de rester concentré sur ma recherche. Je constate alors que la nécessité d’associer la résistance et la création a été exprimée bien avant l’écriture de la revue, par des personnes et des mouvements collectifs. J’en citerai deux.

Le programme du Conseil national de la résistance 3, rédigé en 1944 et qui se termine par le slogan suivant : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer ». Ce sont ces mêmes mots que Stéphane Hessel 4 a repris pour clore son livre Indignez-vous !

L’autre référence, c’est Aimé Césaire 5, anticolonialiste martiniquais qui fut l’un des fondateurs du mouvement littéraire nommé « négritude 6 ». Le premier recueil d’Aimé Césaire est publié en 1946 et s’intitule A comme Armes miraculeuses de résistance créatrice.
Ce concept a déjà une histoire. Poursuivons la recherche et parcourons la revue.

Jugée parfois conservatrice et d’autres fois innovante, négative ou positive, la résistance est plurielle. Contre la maladie ou pour la liberté, contre un danger ou pour des idées, la résistance fait appel à l’imagination. Le sociologue Laurent Fleury nous explique 7 que l’idée de résister à l’emprise d’un réel – souvent perçu comme insupportable – passe par l’imagination et, plus précisément, par l’invention de la catégorie du « possible ». En écrivant, en portant une valise ou en faisant du bel ouvrage, résister c’est lutter contre l’ordre établi, c’est-à-dire une injonction à la conformité, c’est ne pas se contenter de l’existant, mais au contraire lui donner un avenir. Ainsi la résistance, dont l’objet est la remise en question et la transgression de cet ordre établi, peut être considérée comme activité créatrice dans la mesure où elle fait advenir de nouvelles possibilités réelles.

Essayons alors d’étudier le concept de « résistance créatrice » à partir du monde du travail.

Pour Yves Schwartz, philosophe et ergologue, les normes antécédentes ne peuvent jamais prévoir les situations concrètes d’activité, c’est l’éternel conflit entre « travail réel et travail prescrit », l’adaptation de l’homme au « poste » de travail ne pourra jamais éliminer totalement la dimension inverse de l’adaptation du poste à l’homme (Schwartz, 1987). Dominique Efros et Yves Schwartz nous expliquent qu’aucun pouvoir politique ou économique ne pourra tout par la contrainte et que, « de réaction défensive, la résistance devient potentiellement acte créateur ».

Résistance sur le lieu de travail

La résistance sur le lieu de travail est surtout constatée lors d’actions collectives comme l’arrêt de travail, la grève, ou plus individuelles comme l’absentéisme, ou le sabotage. Mais on peut émettre l’hypothèse qu’il y a d’autres formes de résistance. Le décalage entre travail prescrit et travail réel pourrait être interprété comme un espace de résistance, avec une dimension paradoxale puisque, si elle renferme une part transgressive – désobéissance à la prescription – des salariés et une contestation de la domination en cours dans l’organisation du travail, elle sert factuellement les intérêts de l’entreprise dans la mesure où elle permet la réalisation du travail.
La transmission et le partage des savoirs et des savoir-faire, ainsi que ces petites astuces si nombreuses créées par les salariés, que Taylor s’attachait à débusquer, permettent de rendre le travail plus supportable, de résister contre la fatigue ou la maladie.

Danièle Linhart nous explique que les nouvelles politiques à l’œuvre dans le monde du travail ont apporté des procédures (Iso, mesures de qualité…) qui sont de plus en plus abstraites pour les salariés, et des modalités managériales centrées sur l’individualisation et la subjectivité des salariés. Les résistances sont de plus en plus personnelles. Selon Danièle Linhart, les suicides au travail sont en quelque sorte une résistance par défaut, ils ne signifient pas nécessairement une remise en cause du système mais plutôt un sentiment personnel de n’être pas à la hauteur des exigences, c’est l’individu qui remet en cause son inadaptabilité, sa solidité, sa résistance.

La résistance comme création

Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, fondateur de la psychodynamique du travail, nous invite à une réflexion sur la résistance comme étant d’abord individuelle, mais en dialogue avec les autres.

Nous avons également un éclairage grâce à une interview du philosophe Francis Jeanson, résistant actif dans de nombreux combats, depuis son engagement dans l’armée française de la Libération en 1943, jusqu’à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie ou la défense du peuple Bosniaque. Résistant il le fut également pour une culture vivante et populaire, dans de nombreux champs dont celui de la psychiatrie.

De sa riche expérience, Francis Jeanson conclut que toute résistance authentique passe par le désir, la création et par ce qui fait sens. Il nous dit ceci ; « je suis surpris qu’on persiste à ignorer l’espèce de débauche de créativité qui, malgré tout, travaille encore notre foutue société, notre société foutue… Ce sont des formes de créativité qui ne parviennent pas encore à faire société, à se rencontrer, à se reconnaître ».

Par ces paroles, il nous explique que nous ne serions pas suffisamment sensibles aux multiples actions de résistance qui nous entourent. Francis Jeanson veut nous dire de ne pas nous enfermer dans une vision pessimiste de la société, dans la résignation, mais de choisir le camp de la créativité et de la vie. Il est possible de faire le lien entre résistance et désobéissance, la désobéissance pourrait être une création de l’esprit afin de résister à quelque chose ou à quelqu’un, ou pour refuser l’existant.

Loin d’apporter des réponses, la psychosociologie pose de nouvelles questions sur la résistance créatrice. Francis Jeanson milite pour la constitution d’un observatoire des résistances. Une fois de plus, Francis Jeanson s’engage et appelle à l’action, cet appel mérite d’être entendu. ■

1. Christine Castejon, Dominique Efros et Yves Schwartz, Laurent Fleury, Danièle Linhart, Sabine Delzescaux, ; Corinne Védrine, Alexandra Felder, Laurence Théry, Gilles Monceau ; Bernard Doray, Eugène Enriquez, Sidi Mohammed Barkat et Eric Hamraoui, Francis Jeanson avec Olivier Jeanson, Christophe Dejours.

2. Travailler sans les autres ? un livre de Danièle Linhart sur la « modernisation du travail » dans le privé et dans le public, et le devenir tourmenté du travail dans notre société.

3. Organisation crée en 1943 par Jean Moulin, sur les ordres du général de Gaulle, dans le but d’unifier les différents mouvements de Résistance intérieure française, de la presse, des syndicats et des membres de partis politiques hostiles au gouvernement de Vichy.

4. Diplomate, résistant, écrivain et militant politique français connu du grand public pour ses prises de position pour les droits de l’homme, des « sans-papiers » et le conflit israélo-palestinien ainsi que pour son manifeste Indignez-vous ! paru en 2010, au succès international.

5. Aimé Césaire, poète et homme politique français martiniquais, né en 1913 - mort en 2008.

6. Négritude, un courant littéraire et politique, créé en 1947, rassemblant des écrivains noirs francophones, dont Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Lié à l’anticolonialisme, il s’étendra bien au-delà de l’espace francophone.

7. Dans sa contribution à la revue, Laurent Fleury interroge la logique de la résistance à partir de ce que nous donne à voir et penser Wiesler, agent de la Stasi dans le film La vie des autres.