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Enseigner au Chiapas : retour sur un engagement
mercredi 14 juillet 2010, par
Il y a treize ans, Pedro et Mariana, « deux personnes sans qualité du sud-ouest de la France »,
alors présents au Mexique, se rendent au Chiapas quelques mois après le début de l’insurrection zapatiste. Récit d’une expérience d’école dans un village du Sud-Est mexicain.
Tout d’abord peut-être un tout petit résumé historique, juste pour situer : cela fait maintenant presque quinze ans que l’EZLN est apparue au grand jour (façon de parler puisque c’était la nuit du 1er janvier 1994) en occupant militairement cinq des villes importantes du Chiapas. Les déclarations de cette armée, composée dans son écrasante majorité de paysans et de paysannes indiens, faisaient à la fois le constat de l’état d’extrême dénuement dans lequel vivaient leurs communautés, et exigeaient dès le début l’accès à un certain nombre de droits fondamentaux, dont l’éducation. Ou plus exactement, et c’est là tout l’intérêt, ils annonçaient que face à l’incurie de l’État en même temps qu’à son caractère répressif, ils décidaient de prendre leur destin en main et encourageaient le reste de la société et même du monde à en faire autant...
Qu’en est-il quinze ans plus tard ? La « mode » zapatiste est retombée et finalement ceux qui ont été les plus constants dans leur soutien et les plus inventifs dans leurs initiatives sont les peuples indiens, au Mexique et aussi dans tout le continent américain. Ailleurs les réseaux de soutien et d’interactions avec le Chiapas se sont réduis peu à peu au fil des années. Malgré tout l’écho du discours des Indiens de là-bas sur la nécessité de reprendre en mains nos vies et de reconquérir ce qu’ils appellent la dignité continue à retentir dans les tentatives pratiques qui existent aussi ici.
Au Chiapas, au milieu des vicissitudes, de l’occupation militaire, des provocations des paramilitaires, de la répression, les Indiens et Indiennes zapatistes sont toujours là, ils résistent toujours et ils font même mieux que ça : ils construisent une société à leur mesure et avec leurs propres choix.
Tout à inventer
Avant 1994, la scolarité pour les paysans indiens du Chiapas se résumait à quelques séances de cours dans l’année souvent agrémentées de châtiments corporels. Les maîtres d’école nommés par le ministère de l’Éducation mexicain ne venaient que peu dans les villages indiens reculés. Quelques apparitions suffisaient pour permettre d’aller toucher son salaire au chef-lieu du coin. Les villages de la forêt sont difficiles d’accès, les instits supportaient mal de se retrouver isolés loin de chez eux, à devoir manger comme les Indiens, et avec très peu de moyens et de matériel puisque l’État se désintéressait complètement de ces zones et de ces populations à tout point de vue.
Quand les zapatistes ont décidé de se passer de l’État, ils ont en même temps décidé de prendre en main collectivement l’ensemble des charges et des règles qui régissent une société. Donc de redéfinir et de réorganiser la santé, la justice, l’économie, la production, l’éducation, dans une perspective d’autonomie totale. Il a fallu tout reconstruire, tout rediscuter, mettre en place d’autres structures, faire des essais...
Ensuite tout a été fonction des régions et des villages, certains ont été et sont plus branchés sur les projets de santé ou les projets de production, d’autres sur l’éducation. Bien sûr les assemblées communautaires prennent en charge l’ensemble des problèmes à résoudre dans tous les domaines, mais suivant les opportunités qu’il y a sur place et les intérêts des gens de la communauté, l’accent peut être mis sur tel ou tel aspect particulier. Nous allons ici parler d’une toute petite région et d’un petit village où nous avons passé du temps. Certainement pas du Chiapas en général parce que nous ne connaissons pas tout du Chiapas, et qu’en plus ce que nous en connaissons nous permet de dire que les situations sont différentes d’une zone à l’autre et qu’il est impossible de généraliser.
Dans l’impro
Nous avons eu la chance de débarquer au printemps 1995 dans une communauté pour laquelle l’accès à l’éducation était une priorité. Une communauté dans laquelle tout le monde parlait espagnol (ce qui n’est pas courant dans les villages), dans laquelle tout le monde était zapatiste, c’est-à-dire faisait partie de l’EZLN, et qui nous a accueillis comme c’était le cas à l’époque : parce que les pauvres du monde entier se doivent d’être solidaires et de lutter ensemble pour un monde meilleur. Rien à voir avec de l’aide humanitaire. Et ils nous ont proposés de prendre en charge l’école. Ce qui était une sacrée opportunité pour nous qui débarquions là, car quoi de mieux que le statut de « maître et maîtresse d’école » pour connaître rapidement toutes les familles du village ? Et jouir en prime de leur estime si on fait sérieusement son boulot.
Une précision : nous n’étions pas instits et n’avions aucune formation pédagogique en arrivant sur place. Juste de la disponibilité et une meilleure maîtrise des savoirs de base que la majorité (pas tous) des adultes du village. Il a donc fallu aussi qu’on apprenne, et peut-être finalement cette absence de technique et de connaissance pédagogique, qui nous a parfois compliqué la vie, a été une chance parce qu’elle nous évitait d’avoir des théories à appliquer, et nous donnait une bonne dose d’humilité quand les mômes ne comprenaient pas où on voulait en venir...
C’est difficile de parler de tout ça sans préciser que nous avons vécu deux époques bien distinctes de la lutte et de la situation sur place : d’une part celle de l’improvisation totale, avec des moyens limités mais une liberté d’action et de construction sans limite (à part celle de l’armée d’occupation qui patrouillait continuellement, ce qui n’est pas rien...), et d’autre part la mise en place de structures qui sont sans aucun doute un progrès (la création des centres de formation d’instits, l’élaboration de programmes, la construction d’écoles) et qui ont eu la vertu de permettre aux gens sur place de se passer peu à peu de l’aide de gens comme nous (l’autonomie toujours), mais qui ont bien sûr rigidifié des pratiques et rendu plus routinier et moins enthousiasmant pour les mômes l’accès aux savoirs.
On a commencé à faire classe à une bonne trentaine de gamins sous une bâche (il pleut beaucoup dans ce pays), avec 2 tableaux noirs, quelques craies, et des élèves assis par terre devant des bancs en bois faisant office de pupitres avec une feuille de papier par jour et un crayon chacun... Des gamins d’âge et de niveaux parfaitement disparates, mais soutenus comme nous par la volonté de toute la communauté d’éduquer le mieux possible les futures générations. Pour qu’ils maîtrisent les savoirs qui avaient manqué à leurs parents. On avait affaire à des enfants motivés, conscients, responsables devant le collectif... un rêve d’enseignant en quelque sorte. Ce qui nous a beaucoup beaucoup facilité la vie et évité tout problème de motivation, de discipline, de manque d’intérêt.
De bric, de broc et de théâtre
Ces conditions précaires ont duré plusieurs mois. On a beaucoup travaillé, fabriqué des outils de bric et de broc pour enseigner le calcul ou les mots de façon concrète et ludique (heureusement, en pleine forêt tropicale, les feuilles, les cailloux colorés, les insectes brillants ne manquent pas...). Puis grâce à la mobilisation du Syndicat indépendant des instituteurs de Mexico, très combatif et impliqué dans le soutien aux zapatistes, le village où nous étions a reçu du matériel scolaire et des livres, et aussi d’ailleurs l’appui direct d’un certain nombre d’instits qui venaient régulièrement (et viennent encore aujourd’hui) passer leurs vacances à bosser sur place (avec famille et enfants). Un sacré coup de main pour nous, qui apprenions grâce à eux des techniques pédagogiques, et puis aussi des petites chansons, des petits poèmes, des contes... (je parle surtout pour moi qui m’occupais de l’équivalent du cours préparatoire), tout ce qu’on ne connaissait pas en espagnol.
Parce que bien sûr on faisait cours en espagnol, et ce n’est pas notre langue maternelle... Ce n’est pas non plus celle des adultes de ce village d’ailleurs. Mais imaginez si vous aviez dû, à 6 ans, apprendre à lire, écrire et compter avec un enseignant à fort accent espagnol... Il fallait de la part de ces enfants une forte motivation et une grande vivacité d’esprit. Ils avaient les deux.
L’autre chance qu’on avait, c’est l’immense plaisir qu’ils prenaient, enfants comme adultes, à monter des pièces de théâtre et à chanter et jouer de la musique. Pas de fête réussie (et des fêtes, y’en a beaucoup, toutes les occasions sont bonnes...) sans ces mises en scènes, ces récits de vie collective qui font partie de la culture traditionnelle des peuples indiens.
Une mixité qui a fait effet
Ces gens nous témoignaient une confiance dont nous nous sentions honorés et, tout du long, nous nous sommes efforcés de la mériter. Ce qui a occasionné quelques interventions diplomatiquement fermes pour convaincre certaines familles que les sœurs aînées n’avaient pas « plus important » à faire que de venir à l’école. Parce qu’il n’est pas facile dans une famille nombreuse où la mère croule sous les tâches à accomplir de se passer de l’aide des plus grands (les plus grandes souvent, mais pas toujours) pour garder les plus petits. Mais comme la communauté était décidée à soutenir son école, la solution a été trouvée et mise en place : on a créé une classe de maternelle.
Une école mixte donc (avant 1994 la grande majorité des filles n’allait pas à l’école, encore moins que les garçons), depuis la maternelle jusqu’à l’âge de 14 ans. Ce qui a donné les premières générations où garçons et filles se fréquentaient quotidiennement et sur des tâches communes et égalitaires (des exercices de math au ménage hebdomadaire de l’école) jusqu’à l’adolescence. Et ça, ça a beaucoup changé les relations de genre au sein de la communauté : les jeunes d’aujourd’hui, qui sont passés par l’école (et qu’on a eu en classe) conservent, maintenant que ce sont eux et elles qui ont en charge la communauté, des rapports d’égalité et de familiarité entre hommes et femmes qui étaient rarissimes il y a quinze ans.
Le système éducatif s’est développé, coordonné, des aides extérieures ont permis d’acheter des pupitres et des chaises, et finalement de construire une école nouvelle, avec 4 salles de classe et une bibliothèque.
Tout ça ne s’est pas fait en un jour et parallèlement se mettait en place un système autonome de formation de maîtres et maîtresses : des jeunes volontaires de chaque village vont suivre des cours pour devenir instituteurs et institutrices, des cours donnés au départ par des étudiants, puis pris en charge au fur et à mesure de l’avancée de la formation par les nouveaux « formés » qui enseignent à ceux qui débutent après eux.
L’idée, là comme ailleurs, est de pouvoir se passer des gens extérieurs et de prendre en charge entièrement l’éducation. Il y a donc maintenant des collèges dans les zones zapatistes. Des collèges autonomes. Leur idée est de continuer comme ça jusqu’à l’université.
Sans angélisme
Tout ça ne va pas sans heurts et sans dogmatisme aussi, il n’est pas facile de s’extirper du vieux monde avec son cortège de rapports de pouvoir, pas facile d’éviter de produire des contre-discours aussi péremptoires et rigides que le discours dominant (surtout quand on voit à quel point la culture stalinienne est encore vivace au Mexique). Nous ne voudrions pas donner une vision angélique de la situation et encore une fois je ne parle que d’une toute petite partie du Chiapas. Et même dans cette micro-région il y a des moments où nous avons eu le sentiment de ne pas être pris en compte dans ce qu’on pouvait apporter à partir de notre pratique. Par exemple personne n’est venu solliciter notre avis ou interroger notre expérience quand il s’est agi d’élaborer des programmes pédagogiques pour la formation des futurs instits. La raison est simple et en dit long sur les difficultés dans lesquelles se débat chaque communauté : le projet de formation de maîtres était porté par des ONG et des collectifs d’étudiants et d’enseignants de Mexico, et pour bénéficier de leurs moyens il fallait leur laisser tout mettre en place. Ils ont fait d’ailleurs du bon boulot, là n’est pas la question. Et ce qui est sûr c’est que tout le temps où nous avons enseigné dans le village nous avons été totalement libres de dire et de faire ce que nous voulions en classe, nous n’avions aucune ligne à suivre et aucune recommandation ne nous a jamais été faite.
Au départ on s’est retrouvé avec un enseignement sans programme imposé, sans inspecteur, sans hiérarchie... Attention, pas sans contrôle. Là aussi des structures se sont mises en place peu à peu. Une commission dans le village était chargée de l’éducation, on ne peut pas dire qu’on l’ait eue sur le dos. Ils venaient écouter de loin, nous assuraient de leur soutien et nous encourageaient à venir les voir en cas de problèmes. On n’a pas eu de problèmes... du moins on n’a pas jugé qu’on avait besoin d’aide pour les résoudre.
Ce que nous avons essayé de faire, c’est d’aller aussi loin que possible dans le niveau de connaissances qu’on pouvait donner à tous ces mômes. En réfléchissant à la fois à ce qui était indispensable (impossible d’être un paysan efficace sans maîtriser les divisions et les calculs de surface, impossible d’être un Indien avisé dans le monde raciste qui les entoure sans maîtriser la lecture et l’écriture), et à ce qui permettrait vraiment de comprendre le monde, d’agir sur lui, et de s’amuser aussi (d’où l’importance qu’on a accordé à l’histoire et à la géographie, mais aussi à la lecture de contes, au dessin, au théâtre, à la musique...).
Maintenant des programmes ont été définis et sont enseignés aux futur(e)s instits dans les centres de formation. D’après ce que nous pouvons en savoir, ils font une grande place à l’histoire de la lutte zapatiste mais aussi à l’histoire des luttes en général dans le monde, à l’étude des milieux naturels et aux moyens de les préserver. Bref, ils essaient de constituer un savoir en lien avec les luttes qu’ils mènent actuellement et de former celles et ceux qui reprendront le flambeau de la lutte pour leur autonomie.