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Freinet, un engagement social et syndical
samedi 10 novembre 2012, par
C’est au cœur des luttes, dans et contre l’institution scolaire, que se sont forgés les principes de la pédagogie sociale.
Et c’est probablement dans cette convergence entre combat politique et engagement pédagogique que résident encore aujourd’hui son actualité et son avenir. Le triste bilan
de la dép olitisation et de l’institutionnalisation des méthodes alternatives appelle un retour critique aux aspirations révolutionnaires de ces initiateurs. L’exemple de l’itinéraire
de Célestin Freinet offre, sur ce point, bien des enseignements.
Aux origines de la pédagogie Freinet, la légende bien connue, progressivement façonnée par son fondateur et ses collaborateurs. Invalide à 80 %, atteint aux poumons lors des combats de l’automne 1917, réintégrant l’enseignement contre l’avis de ses médecins – et de son inspecteur 1, Célestin Freinet prend conscience qu’il ne pourra plus jamais enseigner comme avant. Physiquement incapable de parler pendant des heures ou de hausser la voix, étouffant dans l’atmosphère confinée de sa classe, il se résout à sortir ses élèves pour de longues promenades « éducatives » et à les faire travailler en groupe pour exploiter leurs découvertes : « C’était pour moi une question de vie ou de mort » écrira-t-il plus tard 2. Faut-il alors en conclure, comme C. Clanché, que c’est « L’amoindrissement physique de C. Freinet [qui] va jouer le rôle d’un détonateur contribuant à faire éclater les contradictions de la pédagogie de l’époque. 3 » ?
En réalité, ce n’est qu’assez tardivement que ce récit des origines est mis en avant puis relayé par Freinet lui-même. Le « mythe » permet rétrospectivement d’insister sur la prédominance de la figure du père-fondateur et le pragmatisme tranquille de ses innovations… Mais elle laisse cependant de côté – du fait des conflits ultérieurs entre le mouvement de l’École moderne et le courant syndicaliste révolutionnaire puis le Parti communiste – l’influence politique et surtout syndicale sur ses pratiques 4.
Quarante ans plus tard, revenant sur ses débuts, Freinet tend à minimiser ces apports : « quand je me retrouvais seul dans ma classe […], sans soutien et sans l’appui moral des penseurs que j’admirais, je me sentis désespéré : aucune des théories lues et entendues ne pouvait être transposée dans mon école de village. […] Les syndicats eux-mêmes ne plaçaient pas les revendications pédagogiques au centre de leurs préoccupations. Nulle action de rénovation n’était jamais partie de la base. 5 »
Derrière la légende
Pourtant, l’un des premiers actes de l’instituteur, avant même d’être officiellement réintégré, est d’adhérer à la Fédération des membres de l’enseignement laïque, ce syndicat révolutionnaire qui a su rester fidèle aux idéaux internationalistes et a combattu la politique d’Union sacrée tout au long de la guerre 6. Cette adhésion n’est pas un simple engagement de témoignage. Elle sera réaffirmée, une décennie plus tard, comme constitutive de son militantisme pédagogique : « L’éducateur est d’abord un homme socialement éduqué et actif, qui lutte dans les organisations sociales, syndicales et politiques, pour la préparation du terrain favorable au travail pédagogique subséquent. 7 » Freinet participe activement à la vie de son syndicat. Il endosse la charge de secrétaire pédagogique départemental (juin 1922) et s’occupe du bulletin local Notre Arme. C’est dans les colonnes de Clarté et surtout de L’École émancipée qu’il publie ses premiers écrits, avant même de se lancer dans l’aventure de l’imprimerie à l’école. Les « sorties-enquêtes » qu’il met en place, tout comme le travail en groupe, ne sont-elles pas déjà prônées par la revue syndicale ? Contrairement au jugement rétrospectif de Freinet, le syndicalisme révolutionnaire est alors le lieu d’une réelle réflexion pédagogique, nourrie des apports de l’Éducation nouvelle, même si ces questions n’occupent effectivement pas toujours la première place dans les préoccupations militantes. Avant que Freinet ne popularise les pratiques de l’École moderne, des instituteurs et des institutrices syndiqué(e) s tentent de transformer et d’orienter leurs méthodes vers une « pédagogie d’action directe » (l’expression est d’Albert Thierry). René Daniel, dès 1921, relate des expériences de texte libre avec ses élèves de Trégunc. Jean Cornec met en place dans sa classe, outre les sorties éducatives, l’imprimerie, le cinéma scolaire, le travail en équipe…
Révolution dans et hors de l’école
Dans ses premiers articles, Freinet insiste sur la nécessité d’une « révolution culturelle » au sein des organisations syndicales enseignantes : « Notre congrès de Bordeaux a été avant tout un congrès politique, très intéressant certes et peut-être nécessaire, mais nous n’avons pas su y montrer que nous étions des instituteurs. Nous nous sommes posés en syndicalistes révolutionnaires mais jamais en instituteurs révolutionnaires. Et c’était là la voie infaillible, car sans la révolution à l’école, la révolution politique et économique ne sera qu’éphémère. 8 » On devine que lorsqu’il pose, en mai 1921, la question « Comment rattacher l’école à la vie ? 9 », sa situation personnelle entre en ligne de compte, mais, comme le souligne Fabienne Bock, « C’est en militant syndical adhérent à la Fédération de l’Enseignement qu’il manifeste sa préoccupation de transformer l’école sans attendre pour autant que la révolution ne vienne créer toutes les conditions nécessaires à sa transformation 10. » Freinet rêve de constituer la Fédération en avant-garde pédagogique. Et dans les échanges qui l’opposent tout au long de l’année 1920-1921 à un certain « Brûleur de loups », il oppose la « pédagogie syndicale », encore empreinte de propagande, à une pédagogie émancipatrice. Il se refuse à attendre la révolution pour libérer l’école, s’appuyant à la fois sur l’expérience libertaire des maîtres-camarades de Hambourg (« essentiellement révolutionnaire […] qui [attendent] la Révolution en la préparant ») et sur l’héritage du syndicalisme révolutionnaire (« le jour où cette école sera définitivement débarrassée de l’emprise de l’État, toute exploitation (capitaliste ou communiste) sera impossible 11. »). La ligne de conduite qui le guidera tout au long de sa vie est déjà là : « il ne suffit plus de développer, d’améliorer, de réformer l’enseignement, il faut le… révolutionner. 12 » Non pour « fabriquer des militants », écrit-il, mais pour agir en « éducateurs révolutionnaires ».
Inspiration internationale
Puisque le perfectionnement professionnel est une exigence du militant syndicaliste, Freinet participe à des voyages (visite des écoles de Hambourg et de leurs maîtres-camarades puis, un peu plus tard, voyage en URSS) et multiplie les lectures des théoriciens de l’Éducation nouvelle. Sa curiosité, ses espoirs, mais aussi ses déceptions, il les expriment dans ses articles. La pédagogie des maîtres-camarades est enthousiasmante mais manque de rigueur pratique, la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle semble ignorer les questions sociales. Pour celui qui anime une coopérative de produit locaux à Bar-sur-Loup et qui participera plus tard à la constitution d’un syndicat agricole, le métier d’éducateur ne se conçoit pas sans un engagement collectif total qui dépasse les frontières de l’école.
C’est l’achat d’une petite presse à main qui va transformer l’organisation et le sens de son enseignement à la rentrée d’octobre 1924. Il décide alors d’articuler l’ensemble des activités scolaires autour de l’imprimerie : l’apprentissage naturel de la lecture, l’expression libre, la correspondance et l’échange des productions, le travail coopératif, etc.
Ses intuitions sont confirmées par un voyage en URSS en septembre 1925, à l’invitation du Syndicat panrusse des travailleurs de l’enseignement. Il en rend compte dans les livraisons de l’année scolaire 25 – 26 de L’École émancipée (« Mes impressions de pédagogie en Russie soviétique »). Derrière l’hagiographie de circonstance (« La Russie soviétique est notre patrie pédagogique » écrit-il dans le numéro spécial de L’École émancipée consacré au dixième anniversaire de la Révolution russe 13), il ne cache pas ses réserves. Mais, plus que les réalisations concrètes qu’il sait entravées par une situation matérielle des plus délicates, il met en avant les potentialité des méthodes pédagogiques déployées, insistant sur les finalités de cet enseignement (« Les uns préparent de petits intellectuels bavards et prétentieux ; les autres forment le travailleur et l’homme. » 14). Il découvre notamment les journaux muraux et surtout l’application des principes de l’École nouvelle dans un cadre prolétarien.
Les années 1925-1926 marquent un tournant : outre son mariage et son adhésion au PC, il rédige les premiers articles qui sont consacrés à son imprimerie à l’école. De commentateur des pratiques pédagogiques des autres, il devient praticien, rendant compte de ses propres expériences, ce qui lui permet d’entrer en contact avec des instituteurs (comme lui militants syndicalistes) et d’entamer ses premiers échanges d’imprimés entre classes. Toujours la même année, Freinet publie son premier livre, L’Imprimerie à l’école.
Dans ce rapport entre pédagogie et syndicalisme, il est significatif que ce soit également en 1926 qu’il accède au poste de secrétaire départemental du syndicat, tâche importante, puisqu’il regroupe alors 200 syndiqués et 4 conseillers départementaux. Sous son mandat (1926-1928), les effectifs passent de 165 à 219 adhérents, preuve que Freinet reste convaincu que « c’est au sein de cette fédération que ses préoccupations pédagogiques vont pouvoir s’exprimer et se résoudre 15 ». Il salue d’ailleurs la naissance d’une commission pédagogique fédérale et propose d’y participer 16.
De 1920 à 1932 il est le pilier de la rubrique « Vie pédagogique » de la revue fédérale. Il y rend compte de ses lectures (Ferrière, Montessori, Decroly, Dewey, Cousinet, Pankhurst) et des expériences pédagogiques invitant inlassablement les lecteurs à les mettre en œuvre et à les critiquer. Ces « Notes de pédagogie révolutionnaire », comme il les baptise, rassemblent près d’une centaine d’articles 17.
Des querelles de tendances (la direction fédérale, syndicaliste révolutionnaire, est alors opposée à l’action du Parti communiste soutenu par Freinet) mais également des conflits « d’ego » (de part et d’autre…) enveniment cette collaboration. Progressivement, un mouvement se structure autour de la figure de C. Freinet et étend ses activités. En avril 1928, c’est la création de la Coopérative de l’enseignement laïc (CEL) à l’initiative de syndicalistes, mais les syndicats se tiennent à l’écart… De part et d’autre l’incompréhension s’installe (la publication par la fédération d’un « contre-manuel » d’histoire anti-patriotique coïncide avec le fameux texte de Freinet « Plus de manuels scolaires 18 »), et les liens avec la fédé se distendent même si les adhérents se recrutent surtout parmi les syndiqués (sur les 78 membres fondateurs de la CEL, 50 sont syndiqués. En 1932, ils sont 41 % à être adhérents du syndicat. L’implantation géographique est également significative : les zones d’influences de la CEL recoupent celles de la FUE). Les critique syndicales se font virulentes : « pédagogie de collaboration bourgeoise, de soumission et de flagornerie » (Bouët). Freinet y répond en dénonçant « des méthodes désuètes qui flattent et encouragent la routine peut-être, mais qui sont indignes aujourd’hui de véritables éducateurs 19 » et lance « sa » revue, L’Éducateur prolétarien, dont le titre est aussi une déclaration politique. « L’affaire de Vence » et la cabale contre Freinet ne permettront pas de réconcilier les deux parties, la Fédération se sentant mise à l’écart de la très large campagne de soutien qui apporte son soutien à Freinet.
Une rupture prévisible
Ces affrontements se renouvelleront quelque vingt ans plus tard, aboutissant au départ de Freinet du Parti communiste. Même si les arguments se ressemblent, l’incompatibilité entre une pédagogie autogérée et une organisation politique centralisée et autoritaire rendait la séparation inéluctable : « C’est un non-sens, ton genre d’éducation, pour un parti totalitaire », lui prédisait déjà son ami Giauffret dans les années 1920 20.
Si cette nouvelle rupture explique le recours au mythe de l’instituteur « bricolant » une méthode du fait de son état physique, elle n’invalide en rien les présupposés révolutionnaires d’une éducation visant à l’émancipation individuelle et collective. Syndicaliste pédagogue et pédagogue syndicaliste, Freinet conserve cette conviction que « La libération de l’école populaire viendra d’abord de l’action intelligente et vigoureuse des instituteurs populaires eux-mêmes. 21 ». Son parcours, parfois occulté ou « arrangé » par ses continuateurs, reste exemplaire d’une démarche plaçant les pratiques éducatives au cœur d’un projet social qui les englobe et leur donne sens. Autant l’expérimentation pédagogique doit se garder de toute mise sous tutelle et de tout phagocytage, autant la résignation ou le repli sur le seul univers scolaire ne sauraient lui tenir lieu d’horizon. L’actuelle instrumentalisation de certaines pratiques alternatives appelle une nouvelle réflexion sur les liens entre le mouvement social et le mouvement pédagogique, l’un comme l’autre en sortiraient renforcés. ■
Grégory Chambat, CNT 78
Bibliographie
Robert André D. , « Célestin Freinet et le syndicalisme enseignant (Les années École émancipée, 1920-1934) », in Miroirs du syndicalisme enseignant, Nouveaux regards, Syllepse, 2006, 187 p.
Lafon Delphine, Célestin Freinet ou la révolution par l’école, mémoire de maîtrise, 1999, accessible en ligne : http://www.ordiecole.com/freinet.pdf
Les années École Émancipée de Célestin Freinet 1920 – 1936, Fac-similé des articles de Célestin. Freinet, EDMP. Accessible en ligne.
Freinet Célestin, Naissance d’une pédagogie populaire, 2 tomes, Cannes, éd. de l’École Moderne, 1949, rééd. Paris, Maspero, 1969.
Peyronie Henri, « Célestin Freinet », dans Houssaye Jean (dir) Qunize pédagogues, leur influence aujourd’hui, A.Colin, 1994.
Freinet Madeleine, Élise et Célestin Freinet. Souvenirs de notre vie, tome 1, 1896-1940, Paris, Stock, 1996.
Bruliard Luc, Schlemminger Gérald, Le Mouvement Freinet : des origines aux années 80, éd. l’Harmattan, Paris, 1996.
Michel Barré, Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps, 2 volumes, PEMF, 1994.
1. La première inspection de Freinet se conclut par cette phrase : « Qu’il voie aussi si la profession lui convient ou non ? » Déjà, en réponse à sa demande de reprendre le service, il lui avait été conseillé de « chercher une autre situation dans une autre administration », cité par Freinet Madeleine, Élise et Célestin Freinet. Souvenirs de notre vie, tome I, 1896-1940, Stock, 1997, p. 60 et 69.
2. Les Techniques Freinet de l’École moderne, 1964.
3. C. Clanché, 1976, cité par D. Roycourt « Pour la révolution à l’école. Les premiers articles de Freinet dans L’École émancipée (1920-1921) », in P. Clanché et J. Testanière, Actualité de la pédagogie Freinet. Actes du symposium tenu à l’université de Bordeaux II les 26-27-28 mars 1987, Presses universitaires de Bordeaux, 1987.
4. Pas un mot sur les articles écrits par Freinet pour l’École émancipée entre 1920 et 1921 dans Naissance d’une pédagogie populaire, l’histoire du mouvement par sa femme Élise… « La symbolique de l’homme de la base, puisant l’essentiel de sa pensée dans son génie personnel et son expérience, amène trop souvent à minimiser ces apports extérieurs préliminaires qui sont pourtant évidents et n’altèrent en rien l’originalité profonde de Freinet. » écrit Michel Barré.
5. Les Techniques Freinet de l’École moderne, 1964.
6. Nous n’avons pas trouvé la date précise de l’adhésion de Freinet. Madeleine Freinet note que son père aurait obtenu un poste « suite à l’insistance de son syndicat », laissant donc entendre qu’il avait rejoint celui-ci avant d’être réintégré.
7. C. Freinet au congrès de la Ligue pour l’éducation nouvelle (1932), cité par E. Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, Paris, Maspero, 1981, p. 333.
8. « Pour la révolution à l’école », L’École émancipée, n° 4, 23 octobre 1920.
9. L’École émancipée, n° 32, 7 mai 1921.
10. Fabienne Bock, Enjeux politiques et débats pédagogiques : la formation du « mouvement Freinet » 1920-1940, thèse de troisième cycle en Histoire, soutenue à l’université de Paris VII.
11. L’École émancipée, n° 32, 7 mai 1921.
12. Clarté, n° 49, « Vers l’École du Prolétariat », 15 décembre 1923.
13. L’École émancipée, n° 7, 6 novembre 1927.
14. « Mes impressions de pédagogie en Russie soviétique. Une méthode de travail : la base sociale des complexes en Russie », L’École émancipée, n° 37,
13 juin 1926.
15. Fabienne Bock, op. cit., p. 28.
16. Lettre à Gabrielle Bouët du 26 octobre 1924.
17. Ces textes ont été republiés dans Les Années École émancipée de Célestin Freinet 1920–1936, Fac-similé des articles de Célestin. Freinet, EDMP. Accessible en ligne sur le site des amis de Freinet.
18. « Plus de manuels scolaires », L’École émancipée, n°13, 23 décembre 1928, p. 212-213.
19. L’Imprimerie à l’école, juin 1932.
20. Cité par Madeleine Freinet, p. 136.
21. Madeleine Freinet, p. 154.