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L’illusion de l’égalité
mercredi 2 octobre 2013, par
Professeure des écoles depuis dix ans et militante féministe, Isabelle a souhaité participer
à ce numéro pour partager son travail et encourager la diffusion de pratiques non-sexistes
dans l’éducation.
Pourquoi avez-vous eu envie de participer à ce numéro sur les pratiques anti-sexistes dans l’éducation ?
Cette année, j’enseigne dans une classe de CE1 à Paris. Au quotidien, je m’efforce d’affranchir les élèves des stéréotypes de sexe très prégnants dans notre société. Le mythe de l’école républicaine nous fait croire que nous sommes éduqué-e-s dans la mixité et l’égalité et que nous, enseignant-e-s, serions épargné-e-s de l’inculcation des stéréotypes sexistes. Or les études de sociologie de l’éducation, et notamment sur le genre, ont démontré la puissance des mécanismes inconscients de reproduction des stéréotypes sexistes. Pour ce qui me concerne, je fais très attention de traiter à égalité les filles et les garçons de la classe, de ne pas les enfermer dans des rôles traditionnels. Il s’agit d’ouvrir les possibles et de permettre à chaque enfant de s’épanouir dans ce qu’il/elle est.
On entend souvent, en salle des profs comme ailleurs, que l’égalité des femmes et des hommes est un fait acquis (ou presque !), et que les quelques différences qui peuvent subsister sont le fait de spécificités physiologiques et psychologiques. Que pensez-vous de ces affirmations ? Observez-vous, dans votre quotidien, des situations qui viennent contredire cela ?
On a tendance à croire qu’aujourd’hui en 2013 l’égalité entre les hommes et les femmes est acquise. Malheureusement, il faut attendre la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, pour dresser le bilan des inégalités de sexes et souligner à quel point il existe un abîme entre l’égalité proclamée en droit et l’égalité réelle. Les femmes consacrent en moyenne 4 heures par jour aux tâches ménagères contre 2 h 30 pour les hommes. Sur 10 maires en France, 9 sont des hommes. Les hommes gagnent en moyenne 37 % de plus que les femmes. Une femme est violée en France toutes les 7 minutes. Nous pourrions énumérer à l’infini les statistiques de l’inégalité. Pourtant le mythe de l’égalité formelle dissimule la persistance de la domination masculine. Lorsqu’on considère que la révolution féministe est un fait accompli, il devient difficile de rendre crédible toute action en faveur de la lutte contre les violences faites aux femmes et de l’égalité entre les hommes et les femmes. Et même les médias tendent plus facilement le micro à un homme antiféministe perché sur une grue pour se plaindre d’une hypothétique négation du droit des pères plutôt qu’aux juristes spécialisé-e-s sur les questions des droits des femmes.
Sur les prétendues « différences » physiologiques et psychologiques entre hommes et femmes, j’invite à lire les excellentes études de la neurobiologiste Catherine Vidal qui ont fait pièce à ces préjugés sexistes. Elle a démontré que les différences entre les individus d’un même sexe étaient tellement importantes, qu’elles dépassaient les différences entre les deux sexes. Nous avons tous des cerveaux différents, aucune différence dans le cerveau n’est innée. Le cerveau a une capacité à se modifier en permanence en fonction de l’apprentissage et de l’expérience vécue. En somme, contrairement aux idées reçues et aux pseudo-études scientifiques abondamment relayées dans les médias, il n’existe ni de cerveau masculin ni de cerveau féminin.
Ce que je peux observer en tant qu’enseignante dans le primaire dans une ville comme Paris, c’est que les enfants ne peuvent pas échapper aux représentations qui peuplent l’univers des jouets, des albums, des dessins animés, des vêtements… Par ailleurs, même des parents militant-e-s féministes disposant de ressources alternatives ne peuvent pas totalement soustraire leur progéniture au monde sexiste qui les entoure. Cependant, en dépit de cet univers sexiste, j’observe également – et heureusement — des comportements qui ne sont pas conformes aux rôles sexués attendus. Je constate que des filles sont moins soigneuses et moins appliquées que certains garçons très soucieux de leur matériel de classe et de la propreté de leurs cahiers. De la même façon, j’ai pu observer que des filles étaient plus turbulentes, voire plus insolentes, que certains garçons, très calmes et discrets.
Que mettez-vous en place, en classe, pour sensibiliser les enfants aux questions que posent les différences observables entre les filles et les garçons, à la place qu’on leur attribue, à la lutte contre les inégalités ? Y a-t-il des expériences qui ont particulièrement porté leurs fruits ou d’autres qui, au contraire, n’ont pas fonctionné ?
À l’aune des études en sciences de l’éducation sur le genre, j’essaie de me débarrasser des stéréotypes inconscients qui sommeillent en chacun de nous, d’avoir les mêmes attentes pour les filles et les garçons. J’exige des garçons autant que des filles qu’ils s’appliquent, qu’ils prennent soin de leurs affaires, qu’ils ne coupent pas la parole. J’encourage les enfants à s’exprimer dans des activités comme la danse, le yoga mais aussi des sports qui demandent la confrontation des corps comme la lutte. Il s’agit d’aider les filles et les garçons à dépasser les rôles dans lesquels notre société les enferme.
Suite à la lecture des travaux de Nicole Mosconi, je suis vigilante à la distribution égalitaire de la parole. Par exemple, je m’efforce de ne pas cantonner les filles dans le rappel des leçons et les garçons dans la construction des notions de mathématiques. J’enrichis la bibliothèque de classe avec des albums et des petits romans qui interrogent les stéréotypes et qui mettent en scène des filles et des garçons qui s’émancipent des rôles habituels. Je transforme les exemples de vocabulaire et de grammaire, les énoncés de problèmes pour qu’enfin maman bricole, papa tricote, les garçons jouent à la poupée et les filles disputent des matchs de foot… Et bien sûr, dès que l’occasion se présente, j’encourage les élèves à s’interroger sur les stéréotypes de sexes. Récemment j’ai remplacé une collègue dans une classe de CM2 où j’ai animé un échange sur l’homophobie et l’homosexualité sur fond de débats sur le mariage pour tous et pour toutes. L’occasion était trop belle !
Comment utilisez-vous les outils de la campagne de la ligue de l’enseignement « Fille et garçons : cassons les clichés », que vous avez contribué à élaborer ? Quelle réception parmi vos collègues ?
Pour des raisons qui m’échappent encore, des inspecteurs-trices ont refusé de distribuer dans les écoles les outils de la campagne de la ligue de l’enseignement « Filles et garçons : cassons les clichés ». Par ailleurs, ce projet n’a pas été soutenu par l’Éducation nationale et la Mairie de Paris. Enfin, je crois que ces livrets envoyés aux enseignant-e-s se sont perdus parmi les nombreux courriers reçus dans les écoles. De telles actions n’ont de véritable impact que si elles sont relayées par une circulaire de l’Éducation nationale, des animations pédagogiques dans les circonscriptions, des formations et par les médias. Ces livrets ont, je suppose, servi aux enseignant-e-s qui ont déjà entamé une réflexion sur les inégalités et les stéréotypes mais qui manquaient d’outils pour animer des séances de réflexion et des débats avec leurs élèves.
Et concernant les ouvrages de la maison d’édition « Talents Hauts », est-ce que vous les présentez comme des livres ordinaires aux élèves, ou est-ce que vous attirez l’attention sur leurs particularités ? Comment réagissent les enfants ?
Ces albums et ces romans sont choisis pour leur thème mais aussi pour la qualité du texte et des illustrations, leur poésie ou leur humour Et ils n’ont pas tous le même usage. Je lis des albums, comme d’autres livres, juste pour le plaisir tel La Princesse et le Dragon de Robert Munsch et Michael Martchenko. Certains livres de la collection Lire et égaux, comme par exemple Je veux une quiziiine de Sophie Dieuaide et Mélanie Allag, sont étudiés durant plusieurs semaines. Enfin, d’autres albums, comme La Révolte des cocottes d’Adèle Tariel et Céline Riffard, Dînette dans le tractopelle de Christos et Mélanie Grandgirard et La Page de terre de La classe gagnante du concours « Lire égaux » 2009 et illustré par Laetitia Lesaffre, sont lus et décryptés pour leur dimension antisexiste. Par exemple, les élèves ont aussi étudié l’album Rose Praline de Gaël Aymon et Julien Castanié qui détourne les contes traditionnels (Cendrillon, Blanche-Neige, La Princesse au petit pois, la Belle au bois dormant, etc.) afin d’organiser la révolte des princesses. Ainsi ils ont défilé dans les rues du quartier le jour du carnaval de l’école avec des pancartes où on pouvait lire notamment « On en a assez de porter des robes ! », « On veut la liberté pour courir à travers le monde et s’amuser ! », « On en a assez que les princes ne fassent rien » ou encore « On veut se marier avec une princesse ! ».
Avez-vous observé, depuis le début de votre carrière, des évolutions dans les rapports des enfants et des adultes aux constructions genrées ?
Une réponse tranchée à cette question est, me semble-t-il, impossible. En effet, comment évaluer l’impact de cette éducation non sexiste sur une classe d’élèves ? Néanmoins, je veux croire que j’ai amorcé un travail de sensibilisation auprès des élèves qui aura vraisemblablement une influence sur leur perception des rôles attribués à chacun-e. Par ailleurs, j’ai observé qu’au lieu de se regrouper entre garçons ou entre filles, les enfants jouent, travaillent, discutent plus spontanément avec l’autre sexe. Cette mixité réelle est le fruit d’un travail sur l’égalité entre les garçons et les filles mais qui reste précaire s’il n’est pas poursuivi au cours de la scolarité.
Dans ma précédente école où j’ai enseigné plus de cinq années, des échanges avec mes collègues et une réflexion sur le sexisme et la pédagogie m’ont permis d’intervenir dans leurs classes pour sensibiliser les élèves aux stéréotypes sexistes qui les empêchent de se réaliser. Ainsi leurs pratiques pédagogiques ont-elles évolué.
Alors que dans l’école où j’enseigne actuellement, mes collègues ne se sont pas encore approprié cette réflexion sur les stéréotypes de sexes. Tant que l’éducation antisexiste restera de l’ordre de l’initiative personnelle et non l’objet d’une formation des enseignant-e-s, les représentations n’évolueront pas et les inégalités persisteront. ■
Isabelle cabat-houssais,
Professeure des écoles.
■ Pour aller plus loin
– Cahiers pédagogiques « Filles et garçons à l’école », n° 487, 2011 (certains articles sont téléchargeables gratuitement sur leur site). Voir aussi le n° 372 de mars 1999.
– « Enjeux contemporains de la mixité », Ville école intégration, Diversité, CNDP-CRDP, n° 165, juillet 2011.
– Catherine Vidal et Dorothée Benoit Browaeys, Cerveau, sexe et pouvoir, Paris, Belin, 2005.
– Catherine Vidal, Hommes, femmes : avons-nous le même cerveau ? Paris, Le Pommier, 2007.
– Catherine Vidal, Les filles ont-elles un cerveau fait pour les Maths ? Paris, Le Pommier, 2012.
– « Les neurones du genre », article de Catherine Vidal dans Libération, 7 septembre 2011.
– « Hommes-femmes : pour Vidal, aucune différence dans le cerveau n’est innée », article de Renée Greusard dans Rue 89,
16 juin 2012.