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Les mots qui manquent

samedi 18 janvier 2014, par Greg

La scolarisation dès 3 ans remet à l’ordre du jour les écarts linguistiques entre les enfants
de différents milieux sociaux. On suppose que les mots qui manquent à l’oral
handicaperont l’accès à l’écrit et donc l’avenir scolaire des enfants en manque de vocabulaire. Peut-on tout dire avec des mots ?

De là à définir tout un programme pour les enfants défavorisés destiné à leur faire acquérir mécaniquement ces mots qui leur manquent, il n’y a qu’un pas. Avec le risque renouvelé de stigmatisation des parents et des enfants de milieux populaires, qui n’ont pas assez de mots ou pas les bons, ou pas dans la bonne langue.

Mais que signifie s’attacher au nombre de mots qu’un enfant emploie si l’on n’écoute pas ce qu’il veut nous dire ? Plutôt que le nombre, ce qui importe, ne serait-ce pas ce qu’on peut en faire ? Racine n’aurait, dit-on, pas eu besoin de plus de 1 800 mots pour l’ensemble de ses tragédies.

Et puis cette focalisation sur l’oral dissimule (mal) cette obsession de l’écrit. Certains linguistes comme Alain Bentolila, qui comptent les mots, ne voient dans la parole que le préalable à l’écriture. Ils restent persuadés que l’écrit n’est que de l’oral codé. De là à ne prendre l’oral que pour un écrit sans code…

L’oral : antichambre de l’écrit ?

L’écrit et l’oral sont des langages bien distincts dans lesquels les enfants évoluent très tôt, bien avant d’accéder à une quelconque maîtrise, dont les premières manifestations sont le cri et la trace.
Et nous, éducateurs, ne nous intéressons pas aux langages pour le nombre de mots qu’ils contiennent, mais pour la pensée qu’ils véhiculent. Une pensée à laquelle on s’intéresse si peu…
Nous éduquons aussi l’enfant à s’éveiller au monde, aux autres. Pour cela, nous savons aménager l’espace et le temps pour permettre que cette découverte se fasse progressivement et de façon adaptée à chacun. Mais il s’agit là d’une autre éducation, plus délicate : c’est l’éducation à l’intériorité, c’est-à-dire à la pensée. C’est sans doute le plus fondamental de notre travail et pourtant c’est ce que l’on prépare le moins.

Nos relations avec les enfants poussent dans les interstices, les moments de contact, les échanges fugaces, lors de déplacements, de transitions. Ce sont des temps vagues comme il existe des terrains vagues, c’est-à-dire des temps libres. Quelques mots s’échangent : l’enfant livre d’un seul coup et de façon brute une pensée sur le monde, une pensée… tout court. Les pensées sont des fleurs, des fleurs que les éducateurs doivent reconnaître et favoriser. Comme leurs cousines les fleurs des champs, elles naissent dans les endroits les plus inattendus et au moment où on les attend le moins. Mais elles se cultivent aussi, car elles ont un terrain bien à elles, ces pensées. Ce terrain, cet humus, c’est la relation. Et cette relation, il nous appartient de la cultiver.

Notre but est d’amener l’enfant à la conscience de son environnement, des autres et de lui-même. Éduquer est une pratique, pas une technique ni un programme. Apprenons à écouter les enfants. ■

Laurent Ott, philosophe social.