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Ouvrir le travail social aux professionnels sourds

mardi 12 juin 2012, par Greg

J’ai coordonné pour le compte de mon centre de formation, une recherche qui s’est déroulée entre 2007 et 2010 (Ouvrir le travail social aux professionnels sourds, L’Harmattan, 2011). Il s’agissait pour notre
toute petite équipe (deux membres, Alain Bonnami, responsable de projets à l’EFPP – École de formation psychopédagogique de Paris – et moi-même) d’effectuer une recherche sur le parcours professionnel
des éducateurs spécialisés, sourds, formés et diplômés par l’intermédiaire de notre école, depuis trente ans.

L’EFPP, centre de formation aux métiers du social parisien, a, en effet, la particularité de former depuis des années 1980 des étudiants sourds qui deviennent par la suite éducateurs spécialisés. Cette longue expérience de formation professionnelle pour personnes en situation de handicap est née à l’époque où les sourds s’affirmaient dans l’espace public, exigeaient une pleine reconnaissance de leur langue (la LSF) et revendiquaient une identité et une culture spécifiques.

La formation proposée à ces étudiants à l’EFPP s’était progressivement structurée ; un peu empirique les premières années (sans traduction des cours, en sollicitant le groupe pour partager l’information, en surinvestissant l’écrit), le dispositif de formation pour les futurs éducateurs sourds s’est rapidement mis en place autour de principes encore appliqués à ce jour :

– une année préparatoire à la formation : connaissance du secteur social, familiarisation avec les principaux champs conceptuels concernés par le travail social (psychologie, psychanalyse, sociologie, etc.), de renforcement des aptitudes à l’écrit ;

– suite à cette année préparatoire, les étudiants sourds suivent le même cursus théorique (cours) et pratique (stages en établissements du secteur médico-socio-éducatif) que leurs camarades entendants. Le diplôme est le même et passé dans les mêmes conditions ;

– les étudiants sourds ne sont pas « intégrés » ou inclus en tant qu’individus, mais au sein d’un groupe d’étudiants sourds afin de représenter une force, un poids, un contrepouvoir en tant que groupe de sourds avec et parfois « face » à un groupe d’entendants.

Quelques aménagements sont mis en œuvre : interprétation des cours en LSF, petit groupe de soutien spécifique tout au long de la formation, système aménagé à des notes et photocopies des cours. Notre recherche a constitué en une étude sur les caractéristiques des parcours professionnels des éducateurs sourds formés à l’EFPP. Nous avons donc retrouvé trace et enquêté auprès de ces professionnels, à partir de questionnaires puis d’entretiens.

Premiers bilans

Nous avions émis l’hypothèse préalable que ces parcours pourraient avoir été précaires et semé des mêmes embûches et difficultés que notre centre de formation avait connu au moment de l’ouverture de la filière « éducateurs spécialisés sourds » : doutes sur la compétence de ces professionnels, crainte pour la sécurité des publics avec lesquels ils travailleraient, etc. Notre recherche a, au contraire, montré que :
– ces professionnels trouvaient facilement du travail ;

– ils étaient appréciés par leurs employeurs et leurs collègues.

Mais nous avons également mis à jour des limites spécifiques quant à la place de ces professionnels dans le secteur social :

– presque tous les éducateurs sourds, qu’ils l’aient choisi, simplement accepté ou subi, travaillent au contact de publics en lien avec la surdité ;

– presque tous les autres travaillent dans le champ du handicap et particulièrement du handicap mental ou psychique ;

– très peu d’éducateurs sourds changent de poste, ou connaissent une mobilité professionnelle ;

– un seul professionnel travaille dans le champ de la prévention spécialisée ;

– peu d’éducateurs sourds ont bénéficié de formation professionnelle ;

– presque aucun n’est devenu cadre, aucun n’est devenu formateur.
Plafond et parois de verre…

C’est-à-dire que nous avons mis en avant l’existence de deux freins majeurs à la pleine reconnaissance professionnelle de ces éducateurs sourds :

– un « plafond de verre » qui empêche une évolution et promotion professionnelle normale ;

– des « parois de verre » qui gênent la mobilité, la reconversion, ou la diversification des activités et compétences.

Ces deux obstacles sont évidemment complémentaires et en lien l’un avec l’autre. Ils expriment d’une part une reconnaissance professionnelle incomplète et la persistance de la part des « entendants » de formes de stigmatisation et de perception dévalorisante concernant ces professionnels, même s’ils semblent acceptés, appréciés et intégrés et peut-être justement parce qu’ils le sont. Ils témoignent aussi d’une résistance spécifique du secteur « en charge » du handicap vis-à-vis de la reconnaissance de la possibilité que des personnes en situation de handicap puissent ne plus relever du « public » mais faire partie des « professionnels ».

Nous avons, à la suite de cette étude, produit une analyse spécifique de cette difficulté du secteur social à dépasser la notion de handicap alors même que les discours d’intégration et d’inclusion y sont le plus développés. Dans le champ du secteur social, une part forte de l’identité professionnelle tient à cette pseudo évidence que le professionnel campe dans la normalité et que le handicap serait « la part de l’autre ».

Une forme de pensée normalisante et binaire ( « valides » / « non valides ») peut tout à fait coexister et se prolonger au milieu des programmes et des déclarations d’intentions les plus vertueuses.
Car en réalité le professionnel social sourd ou en situation de handicap vient questionner les fondements irrationnels de la vision des métiers. Le professionnel en situation de handicap vient en quelque sorte mettre à mal la théorie du « professionnel naturellement apte au travail social et éducatif » car il serait, par exemple, valide, sain, fort, viril, etc.

Sommes-nous si éloignés d’un point de vue culturel des modes de représentation qui se réfèrent aux qualités « naturelles » des acteurs éducatifs ?

Le personnel en situation de handicap vient ainsi rappeler qu’aucune « qualité naturelle », fantasmée ou non, n’est pertinente quand il s’agit de professionnalité. Être professionnel du social ou éducatif suppose d’accepter une remise en cause fondamentale de sa posture et de ses compétences professionnelles.

C’est évidemment fortement inconfortable et nous préférerions peut-être tous être « naturellement doués » (par exemple en étant dotés « d’une autorité naturelle ») plutôt que de devoir mettre au travail nos façons d’être et d’agir professionnellement.

La résistance au changement face à l’exercice con­cret de l’activité des professionnels en situation de handicap, exerçant les mêmes fonctions que nous, interroge la pertinence fondamentale du « modèle de l’inclusion ».

Ces résistances concernant les professionnels en situation de handicap, qui exercent pourtant les mêmes fonctions que nous, posent des questions fondamentales au modèle de l’inclusion.
La notion de handicap issue de la « conception de Hood » 1 propose en effet un modèle ternaire, dit inclusif, dans lequel le handicap est vu et traité comme une déficience qui entraîne un désavantage et nécessite une compensation.

Or ce modèle, repris officiellement comme norme internationale a le défaut de « taire » le handicap, de le dissimuler une fois que celui-ci serait « traité » et « compensé ». Cette conception de Hood fait du handicap un élément détachable de la personne qui le subit. C’est une telle conception que met à mal et critique fortement la communauté sourde (en tout cas celle qui revendique la pratique de la LSF) car elle viendrait faire taire une forme d’identité ou culture collective. Or sans cette identité et sans cette culture, l’individu esseulé en « situation de handicap, compensée » ne pèse pas grand-chose pour prendre conscience ou pouvoir réagir face à tous les murs et parois de verre qui forment le labyrinthe de notre société. ■

Laurent Ott, docteur en Philosophie, chercheur en Travail social.

Ouvrir le travail social aux professionnels sourds,
Sous la direction d’Alain Bonnami et Laurent Ott,
L’Harmattan, Les Écrits de Buc Ressources, 200 p., 2011, 20 €.

1. « En 1980, l’OMS publie la CIH (Classification internationale des handicaps), dans laquelle il est question de « déficience », « d’incapacité » et de « désavantage ». Dans cette perspective, ce qui est mis en avant n’est pas tant la déficience initiale, que le désavantage produit. De fait, à partir de 2000, on ne parle en théorie plus de personne « handicapée », mais de « personne en situation de handicap ».

Dictionnaire pratique du travail social, Rullac/Ott, Dunod, 2010.