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Trouver sa « voix » de conteur
samedi 10 novembre 2012, par
« Nous sommes attendus : Cassandra, Izabela et Denisa nous accueillent dans leurs bras. Cet hiver, Lola nous accueille dans sa caravane. Les 12 enfants s’assoient et sont déjà dans une attente un peu vive de ce qui va sortir de nos sacs : aujourd’hui, des livres, albums et petits livres format poche, illustrés… »
Dans ce texte, Sophie Audigier, dans l’esprit du « tâtonnement expérimental » de Freinet, nous propose un compte rendu objectif et subjectif d’un des premiers ateliers de l’association Intermèdes-Robinson auprès des enfants Roms dans les camps de l’Essonne.
Le contexte
L’association Intermèdes-Robinson a déjà une longue expérience des ateliers de rue « dans les quartiers ». Mais sous l’impulsion de Sophie Audigier, secrétaire de l’association, confrontée à la réalité près de chez elle des enfants Roms des bidonvilles de l’Essonne, Intermèdes-Robinson a mis en place des ateliers.
Ceux-ci ont lieu directement dans les camps, et sont ouverts à tous les âges, inconditionnellement.
Au démarrage de ces ateliers, les enfants n’étaient pas scolarisés ; ils le seront progressivement grâce au travail de Sophie, mais aussi d’une autre association, l’ASFR.
Nous disposons les livres en quantité sur la table, et cette fois, nous avons prévu de les laisser seuls dans un premier temps, pour s’emparer de ces objets… Peut-être des illustrations, puis des scènes, puis d’une histoire qui serait la leur, dans leur langue… ce qui n’avait pas marché la semaine dernière.
La semaine précédente nous leur présentions un livre, qu’ils n’ont pas en main, et leur donnions la consigne d’imaginer une histoire à partir des illustrations. Cela n’avait pas marché malgré la traduction. Les enfants sont restés presque sans voix et l’air dubitatif…
Les enfants s’amusent avec les livres, les manipulent dans tous les sens, et passent un temps incroyable à jouer avec les pages, à chercher quelque chose qui les interpelle dans les illustrations, à s’exclamer sur une image, à faire partager leur étonnement, à échanger le vocabulaire, sans doute à faire émerger de minis débats, avec une tension rarement vue ! Tous sont curieux, chercheurs et si disposés à nous faire partager leurs découvertes, éprouvant manifestement un réel plaisir, autant tactile que visuel ! Aucun n’aurait eu envie de quitter l’atelier.
Ils sont donc entrés en dialogue, dans leur propre langue que nous ne connaissons pas, et cela ne remet pas du tout en cause l’atelier, bien au contraire ! Nous nous sommes aperçus que nos deux langues avaient de nombreux mots en commun…
Après cette « récréation », nous donnons exactement la même consigne que la semaine dernière. Lola retransmet la proposition qu’elle a comprise, en quelques mots, le tour est joué : sur le champ les enfants se sont mis deux par deux et ont improvisé, recomposé leurs histoires, déchiffré à partir des dessins. Denisa raconte… Pour elle, ce qui se passe sur la couverture a autant de valeur que ce qui se passe à l’intérieur du livre. Le ton du récit n’est pas le ton habituel du parlé courant. La narration est-elle pour eux une nouveauté ?
Denisa se lance
Denisa se lance la première, pourtant j’avais rarement vu une enfant aussi discrète. Elle parle avec une petite voix rauque et douce à la fois, déchiffre les images, déroule instantanément son histoire, caresse les personnages.
La plupart des enfants sont volontaires pour raconter aux autres, certains n’ont pas encore le réflexe d’écouter celui qui parle, mais chacun prend ce qu’il a à prendre au moment qu’il le souhaite ou au moment qui sera le meilleur pour lui.
Pour le deuxième duo d’enfants, la chronologie n’a déjà plus de sens, si tant est qu’elle en ait eu un jour, et l’on peut imaginer pourquoi : ces enfants n’ont aucun autre rythme que celui des jours et des nuits, que celui des saisons, puisqu’ils ne sont inscrits dans aucune structure éducative, ils ne vont pas à l’école. Les ateliers font se dissiper un moment – je pense – le brouillard lié à l’absence de perspectives que l’institution française leur refuse. Ces enfants ont pour eux seuls la charge d’un temps vide. Leurs parents sont très occupés aux impératifs de la survie. Les temps d’ateliers que nous leur proposons peuvent alléger la pénibilité de cette situation, du fait de la régularité dans notre rythme d’intervention. Les enfants sont reconnus et inclus dans quelque chose de « régulier » qui leur accorde quelques moments de « légitimité », dans un monde où tellement de fois ils se sont vus exclus.
Abel et Cassandra naviguent d’un page à l’autre du livre, mais à « rebrousse-pages ». Peu importe, il me semble avoir atteint un objectif.
C’est beau, car Abel est un enfant qui me semble timide et intimidé même par le groupe. Cassandra l’aide, elle lui donne des phrases qu’il répète. Cassandra se régale, et cela se voit ! Abel peut investir sa voix de conteur.
Des erreurs, aussi
Je fais alors une erreur, celle de faire comme mon institutrice d’autrefois : j’ai demandé à Abel de montrer aux autres les images. C’était vraiment inutile car cela l’a perturbé, il s’est arrêté de raconter. Je me suis dit alors, qu’en pédagogie sociale, il est vraiment important d’abandonner ses réflexes, ses repères. Cela implique d’accepter un temps un certain déséquilibre, un renoncement à ce que l’on croit être une sécurité ou une référence. Mais cela implique aussi une opportunité de découvrir autre chose, de laisser à l’enfant nous enseigner lui-même qui il est. Et c’est à partir de ce que nous aurons accepté d’apprendre de lui, que nous pourrons peut-être travailler pertinemment.
Finalement, le projet pédagogique est un projet commun qui se construit au jour le jour.
Que faire pour que leur expérience du monde, de la vie, ne se résume pas à un parcage parmi des piles de déchets servant d’abris aux rats ? À un carré de boue bâti par des abris de fortune semi-roulants ? À des expulsions successives d’un lieu à un autre, pas plus légal, jamais plus accueillant… ■
Sophie Audigier,
secrétaire de l’association Intermèdes-Robinson