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(après l’école)
mardi 13 juillet 2010, par
Par Nicole Chosson et Maryvonne Menez
Ce livre collectif dont l’auteur [1] s’annonce enseignante, philosophe, chômeur, chauffeur-livreur s’ouvre sur une analyse des grèves de 2003 et se termine par le souhait que des collectifs « s’emparent de la question de ce qu’est l’école, de son impasse visible et de sa dissolution désirable », « acte qui mettrait en risque ceux qui se décideraient à le faire exister » mais « c’est décanté de toute fausse promesse que ce risque doit être pris ». Les critiques radicales et les propositions stimulantes de Julie Roux peuvent nous aider à ne pas apporter de l’eau au moulin qui veut nous laminer. En effet, elle ne dissocie pas pédagogie et politique.
Mais cet article n’est ni un résumé, ni un compte rendu de l’ouvrage ; il s’arrête sur la question du savoir, ses conditions de production, de diffusion, de transmission, la remise en cause du rôle de l’enseignant et de l’évaluation, dans l’horizon de faire advenir « notre » école c’est- à-dire l’école où toutes et tous se sentent vivants
(car l’on retombe vite dans des habitudes mortifères).
Julie Roux dessine la carte du champ de bataille qu’est l’école en pointant illusions, obstacles et impasses de façon si radicale qu’on pourrait croire inutile toute tentative de réforme ; c’est ainsi que sont abordés, en 124 pages, les sujets suivants : l’échec scolaire, l’école et le marché, le mythe républicain de l’école protégée, la distinction entre instruction et éducation, la liberté de l’enseignant, le lien entre explication et inégalité, le rapport au savoir, la relation pédagogique, le maître ignorant, l’enseignement mutuel, l’obéissance, l’émancipation, le travail, l’homme générique, la spécialisation, la bêtise, la culture générale, le désir d’apprendre, la vie... Le tout nourri de nombreuses références, affichées ou non. Une tentative pour penser l’école, son rôle social et les luttes des enseignants en dépassant les contradictions qui les paralysent.
Les gestes de savoir
Un des points les plus développés par Julie Roux concerne l’entrée dans les savoirs et le rapprochement effectué déjà par Aristote entre l’apprentissage et le mouvement d’un mobile : « il n’y a que des gestes qui peuvent ou non être prolongés » [2].
Dans le mouvement de la vie, les gestes en engendrent d’autres ; la marche en est un des premiers. Pour être prolongés, ils ont à être accueillis. Si le bébé ne se ravit pas lui-même par la production de gazouillis, s’il ne teste pas la nouvelle puissance d’un sourire, s’il n’est pas encouragé dans ses premiers gestes de marche, son développement, sa construction (de lui et du monde) sont entravés.
Les savoirs se construisent dans une phase de création débridée et il est nécessaire de ne pas mettre sur le même plan les gestes de construction et leur résultat. Un exemple parmi une multitude : le geste de numérisation (passer du fait de compter (dénombrer), au fait d’utiliser des nombres et des opérations [3]) est une phase qui laisse une mémoire dans le corps, qui fait que les actions de calcul ont une origine dans la personne, ce qui lui permet d’inventer d’autres gestes de calcul. S’il n’y a pas eu geste de numérisation, l’individu calcule comme un automate ou est dyscalculique.
Le geste concerne le corps, l’être en son entier, le sensible ; il est indissolublement lié au désir. Rien n’est plus révolutionnaire que le désir. La psychanalyse nous le dit bien, non point celle qui se ramène à une vaste entreprise de dressage et de régulation sociale, mais celle qui par son questionnement radical du désir et du langage peut laisser surgir pour chacun l’invention de sa propre vie.
Tant que je ne plonge pas où je n’ai pas pied, mon corps et mon cerveau ne peuvent traiter les nouvelles informations et je ne créerai jamais le langage corporel appelé « nage » me permettant d’évoluer dans un nouveau monde, et de me le représenter. Cela est valable tout au long de la vie.
Cette idée de « geste de savoir » remontant à l’Antiquité est formulée par Jean Cavaillès, philosophe des mathématiques : « comprendre une théorie, c’est en attraper le geste et pouvoir continuer » [4], et par Gilles Châtelet « ce concept de geste est crucial pour approcher le mouvement d’abstraction amplifiante des mathématiques... ce geste réveille en nous d’autres gestes... il décide, libère et propose une autre modalité du « se mouvoir »...on se pénètre du geste avant de le savoir » [5].
Et cette idée de geste est probablement ce qui amène Julie Roux à déclarer : « il n’y a pas de différence de nature entre une équation de thermodynamique et un problème de l’école primaire » ; même si l’on peut discuter la formulation (tout dépend de la manière dont se posent les problèmes), il est important de souligner cette similitude de nature qui affirme la nécessité d’une dynastie de gestes agis à la première personne.
Le savoir, création sociale
Et elle introduit la dimension sociale et historique de la connaissance : « des gestes qui ne peuvent pas être détachés sans perte des contextes d’existence dans lesquels ils sont inscrits ».
Elle fait ici référence explicitement à Ludwig Fleck qui écrit en 1935 « l’acte cognitif est l’activité humaine la plus conditionnée qui soit par le social et la connaissance est tout simplement une création sociale » [6]. Fleck appartient à ce courant de pensée qui montre et analyse la non-linéarité de l’histoire des sciences, sa non-continuité, sa pluridirectionnalité, sa complexité et qui replace le travail scientifique dans une dimension collective. Il ne s’agit pas d’identifier des objets dans une nature immuable ; l’objectivité de la connaissance ne vient pas d’une propriété substantielle une fois pour toute acquise ; elle se projette au-devant d’elle-même au cours du mouvement incessant que constitue la vie des concepts. Ce dont Fleck parle à propos du concept de syphilis s’applique aussi bien au concept de nombre. Chaque étape laisse des traces et c’est collectivement dans une même époque et dans une reprise des traces historiques que le savoir se construit.
Cette entrée dans la connaisance est beaucoup travaillée (d’Edgar Morin aux IREM, en passant par les mouvements d’éducation populaire) mais est très peu prise en compte dans l’Éducation nationale.
Des idées qui ont toujours la même force révolutionnaire.
Enseigner=évaluer
Que se passe-t-il du côté de l’enseignant celui que, selon Nietzsche « toute connaissance ne […] réjouit que dans la mesure où il peut l’enseigner » ? Julie Roux fait un portrait de l’enseignant dans lequel beaucoup d’entre nous ne se reconnaîtront pas, l’enseignant pour qui l’essentiel est ailleurs et qui ne relie pas ses luttes et la pédagogie. Pour elle comme pour nous, l’enseignement n’est pas un secteur séparé de l’activité sociale. Il s’inscrit dans la vision plus large d’une éducation permanente où adultes, adolescents, enfants, tous ayant des connaissances et une expérience à faire partager, se rencontrent, multipliant les zones de savoir et les points de coordination entre apprentissages social, familial et scolaire. Nous avons tous des aptitudes à transmettre car, tous, nous sommes en proie à cette passion universelle et si souvent corrompue en inquisition : la curiosité, comme le dit Vaneigem.
Ce que Julie Roux analyse en détail, c’est la façon dont l’évaluation – qui « fait disparaître la situation d’entraînement et l’exploration de la diversité des situations d’apprentissage » – subordonne l’activité de l’enseignant, et au-delà, réduit le savoir à des contenus.
À partir d’une savoureuse définition de la situation d’examen par Kleist, elle dénonce l’évaluation comme cœur du dispositif d’enseignement, procédure de contrôle de l’enseignant comme de l’élève. Elle en arrive à identifier l’enseignement avec l’évaluation ; elle montre comment cette dernière intervient en amont de tout enseignement, comment l’évaluation contraint la transmission de ce qui n’est plus du savoir. Comment aussi l’école est le lieu où s’installe pour chacun l’évidence de se voir évalué, avec pour conséquence la peur et l’échec, « la menace de l’échec qui tue la curiosité et le désir d’apprendre ».
Au sujet de la peur, nous vous renvoyons au texte qui montre bien comment la peur générée par l’évaluation se rajoute à toutes les peurs qui rongent les sociétés humaines et notamment, pour les enseignants, la peur face à toute intrusion dans leur classe que les rares tentatives de co-formation n’ont pas atténuée. Ce texte nous invite à un « bouleversement sans retour », à ne pas nous contenter de « doses homéopathiques de pédagogie bio ».
[1] 1. À la suite des auteurs, nous nommerons Julie Roux comme l’auteur de nos citations.
[2] 2. Op.cit. p. 43.
[3] 3. Exemple d’une démarche GFEN : dans un pays où l’on ne sait pas compter plus loin que 3, comment faire savoir à un berger lointain que j’ai 16, 31 ou n moutons ?
[4] 4. J. Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, p. 178.
[5] 5. G. Châtelet, Les Enjeux du mobile, pp. 32-33.
[6] 6. L. Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, p.78.