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Enseigner la philosophie

samedi 27 mars 2010, par Greg

Depuis 1989, des réformes ont lieu tant dans les programmes de l’Éducation
nationale que dans les manières d’établir ces derniers (CNP, GTD puis GEDS…). S’agissant de la
philosophie, la tentative de réforme a suscité une vive opposition d’une majorité d’enseignants et s’est
achevée sur un pseudo compromis. Pour l’auteur de cet article, « dans cette affaire, tout le monde
était de bonne foi. Les partisans de la réforme (dont l’ACIREPH) croyaient et croient encore qu’elle
aurait permis de mettre fin au mal être des élèves et des professeurs, les opposants (dont l’APPEP),
qu’elle aurait ruiné irrémédiablement tout ce qui dans la classe est véritablement de l’ordre du
philosophique ». N’ayant pas la place de retracer l’historique de la polémique, nous vous livrons la
profession de foi de Muriel Grimaldi. Agrégée de philosophie, elle enseigne actuellement au lycée Jean
Macé à Vitry. Elle a également enseigné le français, l’histoire et la géographie en collège et en lycée

STRICTO SENSU, dans la classe de philosophie il
n’y a rien à apprendre et, par conséquent, rien à
enseigner, rien du moins qui soit de l’ordre du
contenu. Ce qu’il y a à faire – et qui n’est pas rien – c’est
de s’emparer des notions du fameux programme et de
les repenser à nouveaux frais, en partant du point zéro.
Raison pour laquelle rien de tel qu’un manuel de philosophie ne saurait exister. À vouloir faire une philosophie pour tous on n’en fait pour personne. On concédera
que Kant n’est ni un fantaisiste, ni un démagogue ; voici
ce qu’il déclare à ce propos : « L’étudiant qui sort de
l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il
pense maintenant qu’il va apprendre la Philosophie, ce
qui est impossible car il doit apprendre à philosopher.
(…) Ainsi pour pouvoir apprendre aussi la philosophie,
il faudrait qu’il en existât réellement une. On devrait
pouvoir présenter un livre et dire : “ Voyez, voici de la
science et des connaissances assurées ; apprenez à le
comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus et
vous serez philosophes ” : jusqu’à qu’on me montre un
tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse m’appuyer
(…) qu’il me soit permis de dire qu’on abuse de la
confiance du public lorsque, au lieu d’étendre l’aptitude
intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la
former en vue d’une connaissance personnelle future,
dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie pré-
tendument déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par
d’autres, et dont découle une illusion de science »1
.
Un professeur de philosophie qui veut mener sa tâche
à bien doit donc se décider à devenir philosophe, modestement mais authentiquement. Il ne peut habiter – et par
conséquent rendre vivante – qu’une seule pensée : la
sienne et, lui aussi, il la constitue dans un dialogue serré
et permanent avec les philosophes. C’est seulement au
contact d’une pensée vivante, en train de se constituer, y
compris dans l’incertitude et les tâtonnements, que les
élèves peuvent véritablement être initiés à la philosophie.
La classe de philosophie n’est rien d’autre qu’une
invitation pressante à la liberté absolue de la pensée.
Le projet de transformer la philosophie en histoire des
idées ou celui de prescrire un contenu prédéfini aux
cours de philosophie du lycée ne peuvent relever que
d’un contresens grossier sur la nature de la discipline ou
d’une volonté délibérée d’annihiler son pouvoir d’éveil.

Pas de socle commun

Quant à la polémique qui a divisé la corporation pendant
toutes ces années, sur le fond il y a un désaccord philosophique sur ce que c’est que l’être humain et sur ce que
c’est qu’apprendre.
On admettra qu’il ne suffit pas de savoir comment
poser ses pieds sur les pédales et ses mains sur le guidon
pour savoir faire du vélo ; de même, pour savoir nager, il
ne suffit pas de connaître les mouvements, ni même d’être capable de les exécuter parfaitement les uns après les
autres. Il y manque l’élan, le désir, la confiance.
Françoise Dolto et Michel Serres ont raconté, chacun
pour soi, comment s’est fait pour eux l’apprentissage de
la lecture. La première nous livre l’expérience unique
par laquelle, au milieu de l’ânonnement fastidieux du
déchiffrement syllabique, surgit soudain le sens de ce qui
est lu et comment la petite fille qu’elle est alors, dans la
solitude relative de l’exercice de lecture, s’empare de ce
sens 2. Quant au second, dans Le Tiers-Instruit 3, il nous
fait saisir, par la très belle et très saisissante image de la
traversée du fleuve à la nage, comment son instituteur et
quelques autres l’ont appelé sur l’autre rive, comment
sur leur appel il a trouvé à le courage de se risquer dans
l’eau froide de l’inconnu, abandonnant la sécurité de la
rive où il se tenait.
Qu’on nous comprenne bien : il n’y a pas d’instruction
sans médiation humaine (en quoi, contrairement à ce
qu’affirment les conceptions mécanistes, toute instruction authentique est nécessairement éducation) parce
qu’il n’y a pas de continuité entre le réel et le symbolique
par lequel l’humanité y assure sa prise.
Il n’y pas non plus d’instruction sans désir. L’enfant,
l’adolescent ne se situent pas dans la perspective d’acquisition des connaissances et le désir par l’effet duquel
ils s’instruisent est d’un autre ordre que celui de l’avoir
chiffré des évaluations sommatives. Il est suscité par le
moi idéal et il aspire à une promotion dans l’être. On ne
saurait instruire ou éduquer comme on dresse les animaux domestiques. On ne produit de l’humanité qu’en la
postulant.
Le savoir philosopher repose tout entier sur la médiation de l’enseignant et le désir de l’apprenant. Et on pourra rabâcher tant qu’on voudra les théories du passé, les
doctrines philosophiques, les « questions » contemporaines ou non, on n’aura pas fait un pas dans l’acquisition
de cette compétence par les élèves mais, en plus, ce qu’on aura fait ne sera même pas de la philosophie. Tout
au plus, en effet, de l’histoire des idées...
Naturellement toutes ces choses demeureraient impé-
nétrables à qui continuerait de croire que la psychanaly-
se est une « science bourgeoise » ou une « doctrine irra-
tionnelle »4
ou encore que prétendre à la vérité dans ces
matières est un leurre et qu’il n’y a jamais que des
« points de vue de classe » qui s’opposent.

Une évaluation de classe ?

Il est stérile d’aspirer, comme le fait Nicole Grataloup
(ACIREPH), à ce que les élèves aient traité toutes les
questions qui peuvent leur être soumises à l’examen.
L’épreuve de philosophie est conçue pour que les élèves
n’aient pas déjà traité le sujet... mais aussi pour que, avec
trois sujets possibles, ils puissent choisir celui qui leur
paraît le plus intéressant ou, à défaut, celui pour lequel
quelques souvenirs du cours vont permettre d’amorcer la
réflexion. Car le sujet de philosophie du baccalauréat
n’appelle pas la récitation mais la réflexion, ce qui est
tout autre chose. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il désarçonne les élèves ; il est fait pour ça. L’argument de l’avantage indu que constituerait la compétence rhétorique
supposée plus grande chez les enfants issus de la bourgeoisie ne tient pas la route. Le glossaire est philosophique et, de l’avis général, seuls les professionnels de la
philosophie en détiennent la clef ; là-dessus les élèves
partent donc tous sur la même ligne.
D’autre part, le professeur de philosophie lambda
réagit toujours favorablement à la présence d’une idée, à
la recherche loyale de la vérité, et défavorablement au
sophisme et au verbiage, ce qui fait que la compétence
rhétorique n’est pas nécessairement un avantage. Dans
ce différend avec l’ACIREPH deux conceptions du peuple s’opposent : celle de Zola et celle de Victor Hugo.
Pour la première, l’humanité du prolétariat est au fond
une bestialité et relève du dressage ; pour la seconde, le
peuple appartient à l’humanité de plein droit, même si la
misère matérielle défigure cette humanité et devient misère morale. Alors en effet il faut choisir : soit on fait que
les enfants du peuple, en apprenant par cœur comme des
ânes, puissent passer sous les fourches caudines de la
reconnaissance, par les correcteurs, des marqueurs
sémantiques de classe, soit on fait que, l’exclusivité étant
donnée à la réflexion dans la copie de philosophie, les
enfants du peuple aient autant de chances que les autres
d’y obtenir une note honorable, le bon sens étant,
comme on sait depuis Descartes, la chose du monde la
mieux partagée. C’est avoir bien peu de considération
pour ses élèves que de les croire a priori incapables de
conduire leur pensée. Après tout Epictète était esclave :
ça ne l’empêchait pas d’être philosophe... au contraire.
On œuvre grandement pour l’accès à la philosophie de
ses élèves quand on leur montre que rien ne va de soi
dans l’ordre du monde et que tout ce qui leur arrive est
digne de réflexion... mais cela suppose qu’on se soit préalablement débarrassé de ses grilles de lecture. „

Muriel Grimaldi

NOTES
1. KANT, Annonce du
programme des leçons de M. E.
Kant durant le semestre d’hiver
1765-1766, traduction M.
Fichant.
2. Enfances, Seuil 1999.
3. Gallimard Folio 1992.
4. Voir La Pensée, n° 20 Octobre 1949.