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Pour sortir du cauchemar

mardi 18 janvier 2011, par Greg

Retour crispé aux faillites autoritaires du passé, accroissement tranquille des inégalités, décrochages
et désaffiliations en tout genre... cela paraît tellement inexorable que l’angoisse monte sans frein.
Car nous sommes sans frein syndical ou pédagogique.

Syndicalement : la revendication pour la revendication, dont on sait bien qu’elle ne passera pas en période de restrictions budgétaires drastiques, c’est surtout pour dire qu’on est en colère. Et les grèves dans notre secteur touchent un quart ou la moitié des salariés.
Pédagogiquement : les recettes d’hier ne sont pas devenues obsolètes, mais des ouvrages de Freinet ou ceux d’Oury se dégage une odeur d’encre violette qui fait qu’aucun « stagiaire impossible » n’ira y jeter un œil : il est trop inquiet, et c’est trop décalé. Les gentils enfants ruraux des années trente ou les banlieusards pleins d’espoir et familialement bien ancrés des années cinquante ne sont plus dans nos classes. Les techniques Freinet et de la pédagogie institutionnelle ont encore beaucoup à dire certainement (cf.l’article sur l’école Labori) : plus dans le premier degré que dans le second (un Conseil qui ne concerne qu’un prof sur douze, c’est peu fiable), et en termes d’évaluation et de structuration de la classe, ce sont des incontournables. Seul problème : les générations montantes d’enseignants les connaissent peu.

Sortir du cloisonnement vertical

En collège et en lycée, le travail en équipe est préconisé par l’institution, mais sans heure de concertation dans les emplois du temps ; source de friction entre ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas, entre ceux qui voudraient bien et ceux qui ne comprennent pas que d’autres doivent être à 16 h 30 à l’école de ses enfants, donc source de division ; révélateur des choix de chacun, et des manques d’une formation purement individuelle, où l’on n’a jamais l’occasion de travailler, s’engueuler, construire ensemble ; mais, à l’inverse, comment ignorer ce qui se fait à côté, l’heure d’avant ? Comment jouer innocemment la carte du saucissonnage permanent avec des enfants qui réclament des adultes suffisamment cohérents ?

Dans la situation dégradée que nous connaissons, la concertation payée par discipline, entre disciplines ayant un objet commun (histoire des arts par exemple), par classe et niveau de classe, est hors de portée. Faut-il attendre le Grand Soir pour avancer ? Ou imposer localement des bricolages qui permettent de respirer (dédoublement et heures à deux enseignants, demi-journées banalisées) ?

Et pourquoi ne pas évoquer la question : entre nous, avec les parents, et avec les élèves aussi ?

Au-delà, se pose la question de la structure des établissements : dans les écoles, du fait de la taille, on fait avec (toutefois les discordances pédagogiques ne sont jamais discutées : l’incohérence qu’on connaît d’heure en heure au second degré se trouve ici d’une année sur l’autre). Dans le secondaire, de nouveau des fractures : des directions à qui on reproche leur autoritarisme ou leur laxisme, une coupure entre la « Vie scolaire » et les enseignements, des clans ; en résultent des conflits inaboutis, des psychodrames stériles, des revendications de pur principe (plus de surveillants chaque fois qu’il y a un incident sérieux, alors que ce n’est pas toujours en rapport).

Dans nos cerveaux pas tout à fait anesthésiés par ce quotidien, il y a l’idée d’autogestion ; force est de constater que là où fonctionne quelque chose d’un peu semblable, c’est entre volontaires qui donnent de leur temps (et reçoivent largement plus, mais comment le faire savoir ?).

Dans mon établissement, j’ai fait le choix du Conseil pédagogique. Je n’ignore pas toutes les mauvaises intentions qu’il peut y avoir. Mais, à condition qu’y vienne qui veut et qui peut, que ça fonctionne à la rotation des tâches, à la consultation des élèves, au compte rendu systématique, n’est-ce pas moins nocif qu’un CA d’où rien ne sort, et qui sert juste d’espace de contact avec des parents très engagés et peu représentatifs ? Discutable ? Et comment… alors discutons-en !

Enseigner quoi ?

Comme il faudra bien discuter des contenus. Car ce ne sont pas des évidences, mais des choix.

Peu de gens se sont posé la question ; surprenant, c’est un inspecteur général, travaillant pour l’Unesco, qui a le mieux posé le problème [1] comme P. Perrenoud dans son travail sur les compétences…
Actuellement, le contenu des programmes est décalqué des besoins intellectuels et de prestige social des bourgeoisies du début du xx e siècle ; certes les maths sont passées devant le latin, les langues vivantes le sont devenues un peu plus, l’histoire est devenue un peu moins nationale (encore que), mais les curriculums sont là « pour en sortir », « avoir un bon métier » donc le diplôme et le langage qui permettent de travailler dans un bureau. Le collège est un « petit lycée » où l’on prépare l’étape suivante, le lycée est ce lieu où l’on ingurgite toutes ces choses dont on ne fera rien plus tard pour la plupart des élèves (confronter le pourcentage de lycéens dans une classe d’âge et les chiffres d’audience d’Arte par exemple).

En s’ancrant plus sur la volonté de savoir et de goûter le monde, on pourrait apprendre

– à s’exprimer : expression démocratique qui ne nécessite pas de spécialisation ni de connaissances (Socrate l’expliquait déjà, il y a vingt-cinq siècles), mais du temps, oui ! expressions artistiques du corps, de la main, de la voix, qui oblige à passer du profond et du brut à de très longs apprentissages ;

– à connaître par la pensée et par la pratique nos mondes intérieurs et extérieurs : ateliers de psycho et de philo [2] sciences du vivant, souci de l’animal et du végétal, souci d’abord de ses mécanismes corporels (éducation médicale, physique), sciences de la matière-énergie, connaissances des machines ;

– à se vivre comme habitant du monde : langues maternelles et étrangères, découverte des civilisations du passé et d’aujourd’hui et de leurs raisons (irrationnelles) d’être.

Jouer à cet « honneur de l’esprit humain » [3] que sont les mathématiques : pourquoi pas, si c’est juste un jeu, un langage, un outil – pas la passerelle obligée de la réussite sociale.

Rêverie ?

Il faudra bien partir des besoins fondamentaux, et ensuite aller chercher dans les savoirs savants tels qu’ils sont organisés les ressources nécessaires ; et non pas la démarche inverse qui débarque de la fac modes et structures en rajoutant une couche sur un millefeuille peu ragoûtant : tout sec d’ancienneté à la base (les programmes renouvelés mais jamais restructurés), volatile au sommet au gré des changements de ministère (initiation au cinéma, puis on supprime, tiens, histoire des arts : jusqu’à quand ?).

C’est qu’on n’innove pas pour innover, mais en fonction d’un horizon. Mais cet horizon ne peut plus être fait de grands mots sur de petites feuilles, un « demain à Jérusalem » incantatoire ; un autre futur ne se bâtira que dans le prolongement d’un renouvellement de nos pratiques ; au plus proche, ne pas accepter la vulgate autoritaire et insensée actuelle ; dans l’établissement, bricoler du collectif ; et bâtir au jour le jour le rêve argumenté d’une autre école. ■

Jean-Pierre Fournier, collège Matisse, Paris xx°.


[1-R.-F. Gauthier, Les Contenus de l’enseignement secondaire dans le monde, UNESCO (téléchargeable).,

[2Le fait que c’est à la mode ne doit pas faire hausser les épaules : dans des genres très différents, voir http://www.philotozzi.com/ et agsas.free.fr/spip/spip.php ?article7,

[3Cf. l’ouvrage de Jean Dieudonné qui porte ce titre.