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Une école trop efficace ! Entretien avec Anne Querrien

dimanche 21 mars 2010, par Greg

Aujourd’hui oublié, l’enseignement mutuel a longtemps concurrencé la méthode des Frères des écoles chrétiennes, celle qui inspire aujourd’hui encore notre système éducatif. Parmi les multiples raisons de l’abandon de l’école mutuelle, il y a son « efficacité » et son potentiel collectivement subversif. Nous avons rencontré Anne Querrien, auteure d’un ouvrage sur la question pour qu’elle nous présente les enjeux de cette histoire.

Comment as-tu été amenée à t’intéresser à cet enseignement mutuel aujourd’hui oublié ?

Anne Querrien – J’ai été frappée pendant mes études de sociologie par la chose suivante : le capitalisme a démarré chez les juifs et chez les protestants nettement avant de démarrer chez les catholiques. Le grand sociologue allemand Max Weber donne pour explication que l’éthique protestante pousse à réinvestir ce qu’on accumule, alors que l’éthi­que catholique pousse à s’en servir pour représenter la richesse de Dieu ou du roi, ce qui n’est pas très productif. J’ai une autre hypothèse car je trouve que celle de Max Weber explique l’attitude des patrons, mais pas celle de la société tout entière.
Or les sociétés juives et protestantes ont connu la scolarité obligatoire, pour les garçons, dès le xvi e siècle, c’est-à-dire bien avant les sociétés catholiques. Cette scolarité obligatoire transforme les attitudes de l’ensemble de la société et une autre hypothèse est que le désir d’apprendre (appliqué spontanément par les enfants à des choses très différentes) est transformé en obligation de travailler à l’effectuation de vos devoirs, en obligation de travailler tout simplement. L’école obligatoire a pour fonction de transformer le peuple en armée de travailleurs et ce avec des spécifications différentes au fur et à mesure que les technologies du capitalisme se transforment. C’est maintenant au niveau de l’université que se joue cette conversion du désir d’apprendre en obligation de travailler, mais le désir d’apprendre (y compris à faire des bêtises) reste le moteur de fond, un désir d’apprendre sur lequel peuvent se brancher les enseignants pour en faire plus et mieux par rapport au rôle social assigné, dans des directions a priori incontrôlées, mais pourchassées par inspecteur, hiérarchie, organisation de l’école... Après mon expérience scolaire, j’avais vraiment envie de comprendre pourquoi l’école – au sens large de l’enseignement primaire et secondaire – fonctionnait aussi mal, et de manière à dégoûter aussi bien les bons que les mauvais élèves. J’étais devenue une très bonne élève, par héritage social sans doute, mais aussi à la faveur d’une maladie qui m’a tenu loin de l’école deux mois en CE1, et où j’ai fait en deux heures par jour, au lieu de six d’école et une de devoir à la maison, l’essentiel du programme, et l’essentiel si bien que lorsque je suis revenue à l’école, j’étais nettement meilleure que les autres. J’ai refait la même expérience en mathématiques dans les classes seconde, première, terminale, où j’apprenais dans les livres, avant les explications embistrouillées du prof, et j’étais capable de retransmettre à mes camarades, tout en faisant tous les exercices du livre sans difficultés. Je voyais les maths au lieu de les subir.
Je me servais aussi pour les autres disciplines des manuels d’exercices corrigés pour les examens, bref de tous les outils que les élèves avaient à leur disposition pour pas cher.
Et je suis sortie de cette expérience scolaire avec l’intime conviction que le sens de l’institution scolaire n’était pas de faire apprendre les rudiments, mais avait un autre sens, pour lequel l’apprentissage des rudiments servait de support, mais qui était en même temps entravé.
À l’Université, j’ai rapidement milité à l’UNEF et pour la généralisation de méthodes de travail collectives, d’apprentissage en groupe, et pour tous : les groupes de travail universitaires. À l’époque, cela apparaissait un mot d’ordre révolutionnaire, qu’on puisse apprendre tous ensemble.
J’ai commencé à participer aux activités du Centre étudiant de recherche syndicale, qui s’interrogeait sur les raisons du plus fort taux de suicide chez les étudiants, notamment d’origine agricole, et qui promouvait aussi l’apprentissage collectif. Dans ce cadre-là je me suis plus particulièrement intéressée à la généralisation des méthodes de contraception pour les filles. Nous pensions que les contraintes sexuelles et morales étaient des facteurs qui entravaient l’apprentissage.
Quelques temps plus tard, quand nous travaillions au CERFI sur la généalogie des équipements collectifs, mon désir de comprendre d’où venait l’école m’est revenu. Michel Foucault, qui travaillait occasionnellement avec nous, m’a conseillé d’aller voir du côté de l’école mutuelle.

En quoi consiste cet enseignement ? Comment et par qui a-t-il été introduit et popularisé en France ?

A. Q. – L’essentiel de l’école mutuelle, c’est que les élèves les plus avancés deviennent les instituteurs des autres, et ce quel que soit leur âge. Ce n’est pas son âge qui qualifie l’élève, mais la qualité et la quantité de son savoir dans une discipline précise ; il est entendu que ce ne sont pas nécessairement les mêmes qui sont les meilleurs dans toutes les disciplines. L’élève-moniteur a pour mission de faire apprendre les autres. L’ap­pren­tissage, discipline par discipline, est considéré comme la mission de l’institution scolaire et non le fait qu’on se tienne les bras croisés pendant six heures comme dans l’école des Frères des écoles chrétiennes où l’apprentissage n’est qu’un béné­fice secondaire. L’école mutuelle c’est un principe d’entraînement collectif vers l’apprentissage.
Ce principe a d’abord été découvert dans les prisons anglaises et l’apprentissage des rudiments présenté là comme la modalité d’une rédemption. Puis le marquis de Lancaster a traduit en français les principes de la méthode. Elle a été un peu utilisée dans les armées de Napoléon pour alphabétiser rapidement des conscrits analphabètes. Guizot, qui s’intéressait à l’école pour la formation de travailleurs et de citoyens, s’est passionné pour cette école et a réussi à en faire le modèle diffusé par la Société pour l’amélioration de l’instruction élémentaire en 1816. L’enjeu est alors de développer une instruction primaire en dehors du magistère des Frères des écoles chrétiennes, rétablis dans les écoles par Napoléon, mais qui ne suffisent pas à couvrir l’ensemble du territoire national. Guizot obtient du gouvernement le principe de l’ouverture d’une école mutuelle par département ; à ce moment là il fait de l’école mutuelle une école modèle.


« Une pédagogie trop efficace ? » est le sous-titre de ton livre. En quoi cette efficacité a-t-elle paradoxalement contribué à mettre un terme au développement de l’enseignement mutuel ? En quoi cette histoire éclaire le rôle social de l’école d’hier et d’aujourd’hui ?


A. Q. –
La méthode mutuelle, méthode des « non catholiques » est donc, en France, considérée comme une méthode « du peuple ». Il semble que dans la révolution de juillet 1830 menée notamment aux cris de « À bas les Frères ignorantins ! » elle ait joué un certain rôle. La méthode mutuelle a alors plus de dix ans d’âge et donc une certaine capacité à avoir mené des gens à l’âge adulte. Mais je n’ai pas travaillé de façon précise sur ce sujet. C’est sous la Monarchie de Juillet qu’on voit la polémique contre l’école mutuelle se déchaîner dans toute une série de libelles conservés à la Bibliothèque nationale et dont il ressort en résumé que la méthode mutuelle apprend les rudiments en deux ans alors que la méthode des Frères des écoles chrétiennes les apprend en six ans, et que dans le temps qu’il reste (à partir de 1842 l’école est obligatoire pour les futurs ouvriers) ils apprennent l’histoire, les sciences et des tas de choses qui font qu’ils ne sont plus des ouvriers dociles mais des agitateurs : Proudhon et ses copains ont été à l’école mutuelle. Le mouvement enseignant naissant a d’ailleurs épousé la cause de l’école mutuelle.
Guizot lui-même, qui est la personne qui a introduit le vers dans le fruit, est devenu un farouche ennemi de l’école mutuelle, contre laquelle il dresse l’École normale en 1837, École normale chargée d’enseigner comme « normale » la méthode des Frères des écoles chrétiennes.
Le remplacement de l’école mutuelle par l’école des Frères, ou en tout cas la méthode de l’école des Frères, montre que l’école a d’abord pour rôle de tenir les enfants tranquilles, disciplinés au sens de contraints et non au sens d’amants d’une discipline ; l’école empêche d’apprendre et sélectionne ceux qui apprennent quand même pour les envoyer à l’étape suivante. C’est normal que son rendement soit faible dans ces conditions. On apprend dehors à lire des choses intéressantes et on manifeste sa bonne volonté en classe en appliquant ce savoir externe à la chose scolaire, mais on n’a pas le droit, sous forme d’espace ou de temps, de transmettre ce savoir externe à ses camarades, et en échange de cette impuissance, on est proclamé bon élève et récompensé. C’est particulièrement frustrant.


Comment peut-on penser aujourd’hui l’enseignement mutuel ? Pourquoi avoir republié ce texte ?

A. Q. – Je crois la méthode mutuelle plus que jamais d’actualité, car l’ensemble de la société peut devenir apprenante, s’aider les uns les autres à apprendre des choses, en utilisant tous les moyens techniques mis à notre disposition, au lieu de vivre dans une compétition où il s’agit de prouver que notre formation initiale est la meilleure.
Pour les enseignants je crois que l’école mutuelle, comme méthode d’apprentissage collectif de différents champs de savoir, comme recherche de la forme d’apprentissage la plus appropriée, est quel­que chose de beaucoup plus conforme à leur vocation d’enseignant que le fait de transmettre selon des méthodes prédéterminées, et de vérifier que la transmission n’a pas marché.
Quant à la republication du texte, elle est due à Isabelle Sten­gers qui y a trouvé un écho à ses frustrations de bonne élève, interdite comme je l’avais été de transmettre à ses camarades un peu de ce qu’elle avait été capable d’apprendre par elle-même. Isabelle allait jusqu’aux positions extrémistes d’Ivan Illich, pour une société sans école. Moi je suis pour l’école, pour un lieu dédié aux apprentissages, mais à tous les apprentissages, y compris­ celui du rap ou du foot, et à des apprentissages sous le contrôle de tous les apprenants que ce soit les adultes ou les enfants, un lieu d’investigation de ce qu’il en serait de la démocratie.
Ce lieu n’a pas besoin de l’apparat que lui a conféré Jules Ferry pour y accueillir les classes moyennes, mais il a besoin du soin qui doit être accordé à la pensée d’un lieu d’élaboration de la démocratie, de pratique de l’apprentissage comme pratique de base de la démocratie.

propos recueillis par Grégory Chambat

Pour aller plus loin


 « L’école un espace à libérer », Anne Querrien, in N’Autre école, n°17.
Article à télécharger sur le site :
www.cnt-f.org/nautreecole