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Management pédagogique ou management tout court ?
dimanche 4 mai 2014, par
Quels sont leviers et principes d’action des pratiques
de management prônées par les réformes actuelles
du système d’enseignement ? L’analyse des documents diffusés par l’entreprise chargée de la mise en place de l’ENT (Espace numérique de travail) dans les établissements,
est un angle d’attaque instructif pour penser l’intrusion
des logiques managériales dans l’univers scolaire.
Voici quelques réflexions inspirées par l’article de Jean-Yves Mas et par le monde comme il va. L’auteur repère avec justesse le paradoxe des réformes actuelles qui, tout en renforçant le pouvoir des chefs d’établissement, mettent l’accent sur l’autonomie des personnels. Cet état de fait déstabilise les enseignants qui, tout en étant heureux de s’impliquer davantage, subissent avec une tension accrue la pression hiérarchique. La nouveauté et l’aspect contradictoire de la situation leur donnent le sentiment d’être dépourvus de concepts pour la penser et de stratégie pour y répondre. Afin d’y remédier, l’auteur propose le concept de « management pédagogique ». Je souhaiterais ici aller encore un peu plus loin.
Le cheval de Troie de l’ENT
Mon questionnement à propos de l’Espace numérique de travail m’a conduite à m’intéresser à l’entreprise chargée de sa mise en place dans les collèges parisiens. Il s’agit d’un cabinet de conseil en management appelé Sopra Consulting et spécialisé dans les grandes transformations d’entreprise.
L’État lui a également confié, en partenariat avec Bearing Point, le programme Chorus que Sopra nous décrit ainsi :
« Chorus est le nouveau système d’information de gestion des finances de l’État au service de sa modernisation. [...] Ce programme majeur du ministère des Finances s’inscrit dans une véritable démarche d’amélioration de la performance et de transparence de la gestion publique. 1 »
Il ne s’agit en apparence que de transformer la gestion comptable. Cependant, la lecture de plaquettes présentant la stratégie de Sopra dans les transformations d’entreprise ne peut que nous alerter par la similitude avec ce que nous observons dans nos établissements.
Dans la plaquette Le développement de l’excellence opérationnelle dans le secteur public, aller au-delà des démarches classiques du Lean Management, trois leviers de la transformation sont ainsi proposés : l’optimisation de la chaîne de commandement et en particulier le développement de la hiérarchie de proximité, la mise en place du Système d’information puis, enfin, la dynamique auto-apprenante et d’amélioration permanente du personnel.
Le levier hiérarchique ne passe pas seulement par le renforcement des pouvoirs du chef d’établissement. Il passe également par les collègues à qui est confiée la responsabilité de « projets innovants ». En effet : « Les pratiques métiers sont définies dans les faits par des référents (professeurs reconnus par leurs pairs dans le milieu médical, par exemple) et toute tentative d’optimisation doit avant tout convaincre ces leaders d’opinion qui n’apparaissent sur aucun organigramme. »
Rien à cacher ?
Le rôle du second levier, l’outil informatique ou « Système d’information », est expliqué dans la plaquette La conduite du changement dans les projets SI : « La conduite du changement va recouvrir les stratégies, démarches et outils permettant de mobiliser les collaborateurs de l’entreprise, d’obtenir leur adhésion, de faciliter leur appropriation (nouveaux outils, nouveaux processus…), dans un souci constant de développement des compétences et d’amélioration de la performance collective.
L’évolution du SI est indissociable d’évolutions d’organisation. Un tel projet de transformation SI est donc une opportunité pour l’entreprise d’optimiser son organisation, d’accompagner le changement, de faciliter l’appropriation et d’intégrer les concepts structurants de l’outil dans l’organisation. »
De fait, c’est cette « intégration des concepts structurants de l’outil dans l’organisation » qui est la plus inquiétante.
Les parents sont incités par de nombreux moyens à consulter régulièrement leur compte ENT. Ils pourront ainsi être toujours au courant des devoirs à faire, des contenus des cours, des notes, des absences des professeurs, des absences de leur enfant ou des incidents de vie scolaire. Certains n’y voient aucune objection : quand on n’a rien à cacher on n’a rien à craindre, n’est-ce pas ? Et puis les enfants sont des menteurs, des dissimulateurs, c’est pour leur bien qu’on doit les surveiller. En tout cas, c’est la fonction qu’on donne aux parents. En réunion d’entrée en 6 e : « Il faut que vous soyez derrière eux ! » En commission disciplinaire : « Mais je l’ai surveillé, je l’ai puni. » « Ah, oui, Madame, ce n’est pas de votre faute, vous avez fait tout ce qu’il fallait. »
Certes, ce rôle est dévolu aux parents depuis longtemps, mais à chaque étape il y avait la médiation du langage. La possibilité de mentir, d’atténuer, de différer. Ces étapes disparaissent. Chaque participant est sous le regard d’autrui en temps réel. Chaque connexion est enregistrée.
L’idée selon laquelle l’ENT rapprocherait les familles de l’école est récurrente dans les « formations » qui leur sont destinées. Si au lieu de se parler on s’épie à travers un écran, en quoi cela constitue-t-il un rapprochement ?
Au moins les parents ne prendront-ils plus – ô, honte suprême – la défense de leur enfant, au moins ne remettront-ils plus en question le fonctionnement qu’on leur impose, ne réclameront-ils plus la démocratie. Au moins ne risque-t-on plus d’engager des luttes communes.
Et puis, grâce à ce merveilleux outil, les enfants seront prêts pour le monde du futur : open space, transparences, surveillance à tous les étages. Quand on n’a rien à se reprocher on n’a rien à cacher, c’est vrai. Une vie privée, peut-être, quand-même ?
Extension du domaine du contrôle
L’ENT transforme de même notre rapport à notre hiérarchie, dès lors considérablement étendue en termes de nombres de personnes et de localisation géographique. Il augmente notre temps de travail et les possibilités de le quantifier. Il formate notre façon de travailler par la configuration des cases que nous avons à remplir ou à cocher. Et, pour nos élèves, il grave dans le marbre et rend consultable par tous ceux qui leur veulent du « bien » ce qui, par définition, devrait s’effacer comme se passe la jeunesse.
Pour enclencher le troisième levier, la « dynamique auto-apprenante et l’amélioration permanente », « la communication des résultats est primordiale à tous les niveaux, auprès des équipes, mais aussi auprès des citoyens ». C’est le rôle des évaluations de toutes sortes, des résultats de CE1 aux enquêtes Pisa, de la réussite au brevet à la compétence maîtrise de la langue, etc. C’est aussi le rôle de toutes les stratégies mises en place pour impliquer les acteurs.
Susciter l’adhésion.
Cette conduite du management n’est pas réservée à l’Éducation nationale. Elle s’applique à toute entreprise, privée ou publique. Le paradoxe n’est donc qu’apparent : le management auquel nous sommes confrontés est néolibéral. Ce n’est pas du management pédagogique, c’est juste du management.
Il n’y a aucune contradiction à faire en sorte que nous nous impliquions davantage dans notre travail. Et quoi d’autre que l’autonomie, le travail en équipe, le sentiment de mener à bien des projets peut nous y inciter ? Mais comment nous faire accepter de vider nos cours des savoirs savants et de préparer nos élèves à la flexibilité dont on veut qu’ils fassent preuve ? Comment nous faire remplir des fichiers informatisés les concernant, à destination de Pôle emploi et de leurs futurs employeurs (le LPC, le Passeport orientation et formation…) ? Il a fallu employer les termes mêmes du progrès pédagogique qu’on appelait de nos vœux pour nous empêcher de réagir.
Ce qui est contradictoire est de l’ordre du discours. L’exemple de la « Refondation de l’éducation prioritaire » en est représentatif. Le texte commence par quelques déclarations adressées aux enseignants : « Les professeurs [...] partagent une véritable culture du collectif et de la coopération, une exigence pédagogique et les valeurs humanistes qui font droit à la dignité et à la capacité de chaque enfant. » Le lecteur, en totale sympathie avec les valeurs prônées par cette déclaration, lira sans sourciller les solutions mises en œuvre « pour inverser la tendance à l’aggravation des inégalités 2 » : des pédagogies basées sur le Socle, le Numérique et les « recherches les plus récentes » (très certainement cognitivistes), ainsi qu’un fort renforcement du « pilotage ».
Tout repose sur notre adhésion. Sans elle, pas de transformation selon Sopra. « Il est indispensable d’éviter qu’un individu seul ou un groupe enraye l’ensemble de la partition », nous est-il dit dans La Conduite du changement. Alors, à nous de savoir si c’est ce changement-là que nous souhaitons. Nous pouvons refuser la flexibilité et la compétitivité auxquelles on nous demande de formater nos élèves et nous-mêmes et mettre en œuvre des modèles dont la dynamique est réellement celle de la réflexion, de l’échange et de la coopération. Jusqu’à preuve du contraire, c’est nous qui agissons. ■
S. Lalfert,
enseignante
dans le secondaire
1. Les plaquettes Sopra sont en accès libre sur Internet.
2. L’accroissement des précarités auxquelles sont confrontées les familles n’a aucun rôle dans le mal-être des élèves et dans leurs difficultés d’apprentissage, soyons-en certains. Continuons parallèlement à durcir les politiques sociales…