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DE RETOUR DE GRÈVES : quotidiens de grève : l’arme de l’expression directe

vendredi 14 janvier 2011, par Greg

Paradoxe ou confirmation du double langage de l’intersyndicale nationale : alors que celle-ci, au nom de la « bataille de l’opinion » – réduite aux seuls médias – déposait les armes sans se donner réellement les moyens de combattre et de vaincre, la question de l’information, de l’expression, de la popularisation du mouvement n’a pas ou peu été posée

Accéder à l’entretien inédit avec les animateurs des bulletins

L’enjeu pourtant était de taille : jamais, depuis 1986, un mouvement social n’avait été aussi populaire. Mais faute de s’ancrer véritablement dans le quotidien – au-delà des journées ponctuelles d’action, à travers des reconductions, des AG et les discussions qu’elles font vivre, le soutien ne s’est pas transformé en soulèvement et le mouvement n’a pas été porteur d’un autre discours social (à l’image du mouvement des « Sans » en 95 [1]). D’abord bercé par une relative euphorie médiatique, le soufflé est retombé, victime d’une certaine superficialité – excepté dans quelques secteurs.

Média toi-même !

Pourtant, entre la nécessaire critique des médias [2] et les courbettes aux caméras, d’autres voies/voix étaient possibles, celles d’une expression écrite ou visuelle [3] émanant directement des grévistes : « À la fois rompre avec la représentation médiatique dominante, focalisée sur les temps forts et les actions spectaculaires et filtrer le trop-plein d’information que produit Internet. Faire, enfin, que se réinvente une sorte de journalisme populaire, fabriqué par les gens du mouvement eux-mêmes, dans lequel le récit de l’intérieur ne signifie pas absence de critique » [4]. (« Liaisons suspendues », Jusqu’ici, n° 3).
Depuis les grèves de 2003, on constate que les listes de diffusions, les sites d’Ag et maintenant les blogs de lutte accompagnent, appuient et amplifient nos grèves et nos manifestations [Outre les sites militants ([Bellaci..., Indymedia, Démosphère) et les centaines de blogs d’AG, on notera l’impact et le succès du site 7 septembre 2010 ou celui de l’appel des syndicalistes unitaires.]]. Loin d’ignorer cette réalité, les bulletins de l’automne 2010 se sont nourris et ont circulé grâce à la toile, s’adossant au Web [5]. S’évadant du virtuel pour changer le réel, ils ont été une sorte de passerelle. Tout comme les mails n’ont pas fait disparaître les tracts, ni les forums les AG ; les sites de lutte – souvent connus des seuls acteurs engagés – ne remplacent pas le papier. Celui-ci reste un outil pour aller au-devant de l’autre et sortir du cénacle.

Écran… de fumée ?

Mais surtout, si le blog ou le site sont des réceptacles pour tout ce que produit un mouvement, s’ils s’avèrent beaucoup plus réactifs et offrent un espace quasiment infini et gratuit, la publication papier, à l’inverse, oblige ses animateurs à un effort de sélection, de hiérarchisation des informations. Cette mise en forme et en perspective, nourrit une prise de recul, salutaires, dans ces temps de grève où tout va si vite…

Mise en pratique

Cinq publications, probablement les plus représentatives du mouvement, ont retenu notre attention.

Trois émanent d’organisations syndicales : La Grève (Union syndicale Solidaires), Facs en lutte ! (Fel – Fédération Sud étudiants), Classes en lutte… (Cel – Fédération CNT éducation) ; une se présente comme « l’expression de l’AG interprofessionnelle des grévistes » et était éditée et publiée par l’intersyndicale havraise, CGT, FSU, Solidaires, CFDT (Havre de Grève) [6]. Enfin, Jusqu’ici, était le fait d’individus non-organisés mais impliqués dans le mouvement.

La préexistence d’une structure (trois premiers cas), voire d’une publication déjà rôdée (Cel, Fel) est un élément déterminant mais pas rédhibitoire (Jusqu’ici a su s’appuyer sur un réseau de presse alternative : CQFD, Fakir, etc.) même si les questions de logistiques sont cruciales (diffusion, collecte des infos, trésorerie, etc.).

Pour quoi faire ?

Ces bulletins se proposent d’abord de mobiliser (Fel est sous-titré « Bulletin de mobilisation »), d’informer et de porter la voix des grévistes (« ex­pression de l’AG interpro des grévistes », sous-titre de Havre de grève). 4 bulletins sur 6 relient explicitement leur parution à la grève, soit dans le titre, soit dans le sous-titre. Un peu plus en marge, dans son appel lancé le 20 octobre 2010, la future équipe de Jusqu’ici présentait ainsi son projet : « Ce journal a pour objectif de collecter les récits, analyses et images des événements en cours. […] Nous appelons donc à nous envoyer vos textes, dessins, photos, etc., qui n’auraient pas leur place dans les médias de masse. »

Il s’agit aussi de faire vivre, d’expliquer et de populariser le mouvement, à travers la production régulière et systématique de tracts (La Grève) et/ou d’appels, communiqués… Par son contenu et sa mise en page, ce titre évoque un tract syndical ordinaire dont la succession des numéros ferait sens et traduirait la pérennité du mouvement.

Mais le bulletin s’adresse aussi aux grévistes eux-mêmes, pour qui il est un outil d’information sur l’état de la mobilisation (point sur les secteurs en lutte : les universités dans Fel ! les établissements scolaires dans Cel…). Il s’agit de diffuser des informations qui ne circuleraient pas autrement ou qui ne seraient pas regroupées et mises en perspectives. Les rédacteurs de Fel ! signalent qu’à plusieurs reprises, de « grands médias » ont repris telles quelles leurs informations.
Concernant la diffusion de l’information, la question du format – forcément réduit par rapport à la presse « professionnelle » se pose. Comment être un organe d’information exhaustif, lorsqu’on ne dispose que d’une feuille A 4 recto (A3 pour Cel, 12 pages A4 pour Jusqu’ici mais avec une parution hebdomadaire). Pour répondre à ce défi, il faut « cibler » : relevé des universités en grève, point par département dans un secteur déterminé (l’éduc) ou limitation à une zone géographique (Havre de Grève). En voulant couvrir l’ensemble de la mobilisation, La Grève, faute de place, n’a pu se faire l’écho de l’ensemble des actions. Mais, le système d’une publication jumelée avec un autre bulletin au recto compensait cette faiblesse. Même constat pour Jusqu’ici, où la subjectivité revendiquée permettait de s’exonérer de toute prétention à l’exhaustivité.

Les formats retenus témoignent d’ailleurs d’une inventivité et d’une attention aux problèmes de diffusion et de reproduction. Format A3 pour affichage (Cel), 12 pages A4 précalibrées pour l’impression (Jusqu’ici), simple recto pour imprimer au verso d’autres infos locales ou… un autre bulletin (Le journal de Sud Rail ou de Sud étudiants étaient parfois édités au dos de La grève).

Une victoire dans la défaite ?

Publications éphémères, le nombre de numéros sortis se révèle être un critère aussi, si ce n’est plus pertinent, que la question du tirage. Avec 21 numéros publiés, Havre de grève prouve qu’il a su répondre à un besoin et s’inscrire dans la durée. Porté par une AG dynamique (Le Havre organisa la deuxième rencontre nationale des AG interpro), épaulé – du moins « techniquement » – par des structures syndicales, ancré sur une zone géographique homogène, le bulletin a relevé le défi d’une action interpro sur la continuité. La Grève et ses 19 numéros profite probablement du plus important réseau de diffusion, et laisse imaginer l’impact qu’aurait pu avoir une publication éditée par exemple par la CGT…

Et la suite au prochain numéro !

La parenthèse de la révolte d’octobre s’est refermée, et, avec elle, les expériences relayées ici. Mais des pistes ont été ouvertes : la complémentarité avec le Web, les ateliers d’écriture initiés par l’antenne lyonnaise de Jusqu’ici, les habitudes de travail, les réseaux de diffusion, les contacts avec des médias alternatifs existants, etc. Surtout, des questions essentielles pour l’avenir du mouvement social ont été posées à travers ces bulletins : comment renforcer la liaison entre nos luttes, comment inventer et pratiquer ces formes « d’expression directe » pour sortir les luttes du silence qui les entoure trop souvent et permettre aux dominés de reprendre la parole. Là est probablement leur victoire essentielle, et il convient de s’en souvenir jusqu’à la prochaine fois. ■

Grégory Chambat, CNT éducation 78

Portfolio


[1Le mouvement de 95 porta un renouveau du discours critique, même si celui-ci n’est pas exempt de critiques.

[2Dans un tract du 25 octobre, les journalistes – les derniers à s’en émouvoir, visiblement – de Ouest-France révélaient les consignes données aux rédactions par la hiérarchie : « restreindre la couverture des manifestations "pour éviter de lasser" le lecteur » ; « mettre l’accent sur les perturbations – lycées bloqués, stations services à sec… – et [...] donner surtout la parole "aux gens dont l’activité commence à être perturbée par le mouvement" ».

[3Voir par exemple le très réussi reportage en 10 épisodes sur la grève à Grandpuits, (Les Mutins de Pangée), intitulée « La grève de l’or noir à Grandpuits », http://www.lesmutins.org

[4Extrait du texte bilan du bulletin Jusqu’ici, n° 3, l’une des seules publications à proposer un retour critique sur cette expérience de bulletin de grève.

[5La totalité des bulletins présentés ici disposait d’un espace Internet en plus de l’édition papier.

[6À noter aussi d’autres exemples de bulletins locaux comme La Feuille de mobilisation de Béziers.