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Éducation et démocratie : les Républiques d’enfants
samedi 10 novembre 2012, par
Un livre riche d’informations sur des expériences peu connues, très diverses, mais dont le point commun est la responsabilité partagée. Les auteurs ont bien voulu répondre à nos questions :
Qu’est-ce qui dans votre parcours
vous a donné l’envie d’entreprendre
ce travail ?
Romuald Avet – Plusieurs raisons sans doute, tout d’abord nous sommes tous les deux des praticiens du travail médicosocial. Pour ma part j’ai commencé ma vie professionnelle en tant qu’éducateur dans les années soixante-dix et j’ai bénéficié à cette époque de cet élan créatif en faveur d’une autre éducation. C’est dans ce contexte que j’ai entrepris un voyage sur les traces des Républiques d’enfants en France et en Espagne, après la lecture du livre d’Alexander Neill. Aujourd’hui, je demeure fidèle à mes idées de jeunesse qui reprennent de l’intérêt lorsque je constate à quel point nous avons pris le contre-pied dans nos institutions d’un projet d’éducation favorisant l’autonomie et l’apprentissage de la citoyenneté qui fut celui des promoteurs des Républiques d’enfants dans le monde.
Michèle Mialet – Ce qui m’a intéressée, tout au long de ma vie professionnelle, c’est d’analyser comment, lorsque la famille « naturelle » vient à faire défaut et quelle que soit la raison de ce manque, comment donc un environnement institutionnel de substitution pouvait non seulement, par une éducation « suffisamment bonne », soutenir un enfant mais, de plus, développer chez lui des capacités créatrices lui permettant de dépasser ses difficultés et de sortir d’une position victimaire enfermante. Les Républiques d’enfants me semblaient correspondre à ces objectifs, d’autant que mes propres parents faisaient bien souvent référence à Makarenko et à Korczak en ce qui concernait l’éducation qu’ils souhaitaient me transmettre !
Ces Républiques d’enfants sont nées dans des circonstances historiques très variées : peut-on cependant dégager un point commun parmi les inspirateurs, ou est-ce que ce sont des aspirations différentes qui les ont fait éclore ?
R. A. – Oui, on peut dégager un point commun parmi les inspirateurs malgré la diversité des expériences. L’enfant est devenu un sujet de droit dans les pays démocratiques, mais il ne l’était pas encore au moment où se développaient les Républiques d’enfants. Leurs inspirateurs ont anticipé cet événement en allant d’ailleurs beaucoup plus loin dans l’expérience éducative de la citoyenneté démocratique. Leur aspiration consistait à libérer l’enfant de son aliénation et de son asservissement pour le préparer à un avenir différent dans un monde différent. L’expérience de la guerre et de la barbarie les a confortés dans l’urgence de construire une nouvelle éducation, affranchie non pas de l’autorité mais de l’autoritarisme, dans le respect des valeurs démocratiques. Inventer un nouveau mode de socialisation dans l’éducation, qui ne repose plus sur la domination, la soumission et l’obéissance, s’imposait comme une nécessité.
M. M. – C’est en effet la question des droits des enfants et surtout l’exercice de ces droits afin que chaque enfant accède à une forme de citoyenneté qui semble être le dénominateur commun de ces expériences mais aussi comment chacun, quelle que soit sa condition puisse s’épanouir au sein d’une collectivité dont l’esprit est celle d’une « république démocratique » même si elle n’en porte pas nommément le nom.
Vous semblez vous être intéressés moins au positionnement social de ces expériences. Peut-on mettre ensemble l’expérience de Summerhill, école payante, et les orphelinats de Janusz Korczak ? Ces différences sociales n’ont-elles pas des implications fortes dans le fonctionnement démocratique lui-même (rapport au langage, habitude de la contrainte) ?
R. A. – Oui, il y a des différences, on ne peut pas les nier, même si ce n’est pas d’un point de vue sociologique que nous avons envisagé ce travail sur les Républiques d’enfants. Pour le cas de Summerhill, c’est un choix d’avoir resituer cette expérience dans le cadre des Républiques d’enfants alors qu’elle n’en porte pas le nom. Nous l’avons fait pour au moins deux raisons.
La première consiste à rappeler l’influence certaine sur Alexander Neill de l’expérience du Little Commonwealth, petite république d’enfants fondée par Homer Lane en 1912 en Angleterre. Homer Lane et Alexander Neill partagent une même conception de l’éducation et de l’intervention auprès des jeunes asociaux. Tous d’eux d’ailleurs s’inspirent de la psychanalyse, même s’ils en ont une approche très personnelle qui ne fait pas l’unanimité chez les psychanalystes. Néanmoins, ils font preuve d’un vrai sens clinique. La deuxième raison qui nous a incité à rapprocher ces expériences, c’est l’importance incontournable dans leur projet d’éducation de cette instance de délibération démocratique et de régulation au sein de la collectivité (self-government). Alors, bien entendu, l’école de Summerhill est une école privée qui s’adresse socialement à des enfants de familles aisées. C’est un fait que cette école n’est pas aidée financièrement par l’État en Grande-Bretagne – qui d’ailleurs a tenté une action en justice contre elle et perdu. Neill, lui-même, en son temps, regrettait cette situation privilégiée, mais ce n’est pas suffisant pour expliquer les raisons de sa réussite et de la réussite socialement parlant d’une grande partie de ses élèves. Certains d’entre eux, après un long cheminement personnel faisant suite à Summerhill à un refus scolaire massif, toujours respecté, ont renoué beaucoup plus tard avec l’école et avec une certaine forme de réussite. Sans doute l’origine sociale n’est-elle pas négligeable dans leur possibilité de rebondir socialement. Néanmoins la confiance acquise en soi par cette éducation qui fortifie le désir au détriment d’un certain conformisme est sans doute aussi un élément déterminant.
M. M. – Nous avons bien été conscients de ces « différences » et nous ne sommes pas dupes de ce que ces différences sociales impliquent, mais c’est aussi la grande richesse de ces expériences que d’avoir pu être menées par des initiateurs extrêmement divers et de s’adresser à des enfants aux origines et aux histoires multiples. Les grands principes (autonomie, citoyenneté, autogestion…) mis en œuvre constituent des cadres à la fois suffisamment solides et souples pour être à géométrie variable et peut-être permettre aux enfants qui le souhaitent de s’engager à changer la société comme la république a changé leur existence !
Vous insistez sur le fait qu’il ne s’agit pas d’entreprise visant à nier l’autorité, mais à la partager : est-ce valable pour toutes ces républiques, Summerhill comprise ? Est-ce un point important, et non pas une question de formulation, sachant que personne ne prône l’absence de régulation collective ?
R. A. – Vous dites que personne ne prône l’absence de régulation collective, c’est sans doute vrai, mais dans l’histoire des expériences alternatives dans l’éducation, un courant libertaire a tenté d’instaurer un mode de rapport de l’adulte à l’enfant ou est abolie toute forme de pouvoir et où l’autorité aurait disparu. Il nous semble que c’est un leurre. Il ne faut pas confondre l’autorité qui ne saurait disparaître de la relation entre l’adulte et l’enfant et l’autoritarisme, le pouvoir de l’un sur l’autre qui engendre de l’aliénation et de la domination. L’autorité prônée dans les républiques d’enfants, y compris à Summerhill, se fonde sur l’échange et la réciprocité n’excluant pas l’obéissance et la discipline, seulement elles ne sont pas tributaires d’un système de pouvoir hiérarchique dans lequel elles s’imposent unilatéralement. Dans ces républiques, les enfants, les adolescents et les adultes sont associés dans des instances démocratiques pour gérer ensemble les relations intersubjectives et élaborer les conflits au sein de la collectivité.
M. M. – Si pour nous, ces républiques d’enfants fonctionnent comme des institutions éthiques et l’éthique étant « une autorité sans pouvoir », alors cela nous permet de définir l’autorité non dans un rapport de hiérarchie verticale, ce que nous appelons autoritarisme, mais dans une relation de responsabilité qui est partagée par tous sans que les adultes et les enfants soient confondus, leur place est différente mais leurs droits sont communs.
Comment vous situez-vous par rapport aux tentatives de partage et de gestion démocratique du pouvoir dans l’enseignement, école Freinet, pédagogie institutionnelle ?
R. A. – Nous partageons en effet pleinement le point de vue de Françoise Dolto, cette grande psychanalyste qui a consacré beaucoup de son temps à la fin de sa vie alors qu’elle était malade pour suivre et soutenir l’école de la Neuville et son projet de pédagogie institutionnelle. Elle défendait vigoureusement l’engagement citoyen des enfants et des adolescents et pensait que la vraie révolution à l’Éducation nationale n’était pas de doubler le budget mais de changer en profondeur les mentalités, soit les relations de pouvoir entre les enfants et les adultes, entre les enseignants et les enseignés. « Accepter d’être jugé par les plus jeunes, cela vaut toutes les réformes » disait-elle. En ce qui concerne l’école Freinet et le mouvement de l’Éducation nouvelle, nous avons dans le livre fait référence à leur apport car il rejoint sur bien des points l’expérience des républiques d’enfants. Il y a une inspiration commune entre toutes ces expériences.
Que pensez-vous des formes scolaires actuelles : Lycée autogéré de Paris, Lycée expérimental de Saint-Nazaire ?
R. A. – Sur ce plan, nous soutenons l’existence de ces écoles autogérées qui ont fait depuis longtemps leur preuve dans la capacité à aider des enfants et des adolescents en échec à renouer avec le savoir. Ces écoles demeurent marginales dans le fonctionnement de l’Éducation nationale et se battent le plus souvent pour survivre dans l’indifférence générale. Nombre d’enseignants y reconnaissent des stratégies pédagogiques et des pratiques auxquelles ils ont recours dans leur classe, ponctuellement, non sans effet d’ailleurs sur les enfants les plus en difficulté sur le plan scolaire et sur le plan du comportement. Soyons néanmoins lucides, le mouvement actuel n’est pas en faveur de ces pratiques, a minima défendons le principe que ces écoles puissent continuer à exister. L’espoir est de retrouver au sein de l’enseignement en France une plus grande souplesse, une plus large possibilité d’autonomie, d’invention et de création dans les structures afin que les enseignants puissent expérimenter seuls et à plusieurs des pratiques différentes avec leurs élèves. Une autre école est possible : en Finlande, par exemple, dans un contexte sociologique et politique différent, on a inventé une autre école pour tous dont les résultats sont loin d’être négligeables.
Le succès de cette école ne tient pas seulement aux conditions matérielles dont elle bénéficie, mais surtout aux méthodes qui y sont appliquées, proches des pratiques de l’Éducation nouvelle. Ces méthodes qui ont déjà fait leur preuve chez nous, mais à la marge du système éducatif, se révèlent particulièrement opérantes dans le système finlandais. Une participation active des jeunes à leur formation et l’idée d’un apprentissage qui n’est pas une accumulation de connaissances mais un processus, une expérience humaine et pédagogique partagée en sont les fondements. ■
(Propos recueillis par Jean-Pierre Fournier)
Éducation et démocratie. L’expérience
des Républiques d’enfants, Romuald Avet & Michèle Mialet, Champ Social, 2012,158 p., 16 €.