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Journal de bord

dimanche 6 juin 2010, par Dubamix

Des raisons pour expliquer les nombreux désappointements
de ceux qui rêvent de mener à bien un travail collectif de coopération pédagogique, il n’en manque pas. La plus évidente est bien sûr l’absence de partenaires motivés. Mais une autre piste n’est peut-être pas assez prise au sérieux par les promoteurs du travail en équipe.
C’est celle qui consiste à vouloir malgré tout préserver une indispensable part de confidentialité et cultiver ce « jardin secret » que constitue la relation pédagogique avec une classe.
Déterminé à briser son isolement professionnel et à entreprendre un travail sur ses pratiques, l’enseignant non-résigné peut espérer une mutation « heureuse », rejoindre un des nombreux mouvements pédagogiques ou encore investir les réunions syndicales. Mais d’autres solutions existent, comme celle du « journal de pratiques », exposée ici.

Grégory Chambat, CNT Éducation 78

La nécessité d’un échange et d’une prise de distance avec le travail de classe demeure une constante de mon engagement professionnel et syndical. Des réu­nions pédagogiques (voir N’Autre école n° 15) à la rédaction d’articles pour la revue, c’est toujours le même souci de comprendre et de progresser dans mes choix et mes approches didactiques. L’expérience, toute récente, de la tenue d’un journal de bord tient d’abord à un concours de circonstances et à diverses rencontres.

L’histoire d’un journal

En premier lieu, de multiples et infructueuses tentatives pour intégrer aux préparations de cours des moments de retour sur leur déroulement, afin de mieux cerner réussites et échecs. Chacune de ces expériences restant finalement à l’état de vœu pieu, chacune des formules retenues ne parvenant pas à tenir sur la durée.

Et puis, il y a quelques mois, à l’occasion d’un travail sur Korczak, je me plongeai dans ses différents journaux (en particulier le Journal du ghetto et Les Moments pédagogiques). Si Korczak n’est pas l’inventeur du journal de pédagogue, il est peut-être celui dont les textes ont eu le plus d’influence par la suite, en particulier sur le mouvement de la pédagogie institutionnelle.

C’est d’ailleurs dans l’édition française des Moments pédagogiques que j’ai découvert l’entretien entre Remi Hess et Kareen Illiade (« Moment du journal et journal des moments »), brève introduction à l’analyse et à la pratique universitaire du journal professionnel. Lecture stimulante, mais qui sur le « moment » ne suscita pas de vocation immédiate. Il fallait encore attendre que le vécu rattrape la théorie et ce n’est qu’après un début d’année éprouvant, dans la confrontation et surtout l’incompréhension face à des élèves d’avantage perturbés que perturbant, que j’ai ressenti à nouveau le besoin de comprendre mes ratages.

Longtemps, mes réticences l’ont emporté : absence d’attirance pour la rédaction d’un journal personnel et surtout crainte de me lancer dans une entreprise dévoreuse de temps… Mais la tension nerveuse suscitée par cette fameuse classe – mais aussi les autres ! – eut finalement raison de ces réserves.

Ajoutons, pour être tout à fait complet, qu’avant de me lancer dans ce journal de recherche, j’avais tenu, quelques mois auparavant, un journal de grève dont l’apport pour mes pratiques de lutte avait été une révélation (voir encadré).

Pourquoi un journal ?

La lecture du texte de Remi Hess et de Kareen Illiade me présenta l’activité sous un jour nouveau : je ne percevais plus forcément le journal comme un lieu d’épanchement pour adolescent en mal de confi­dent, mais, sous sa forme du journal-recherche, il pouvait devenir un outil d’analyse de pratiques et pourquoi pas d’émancipation, à condition de s’inspirer de quelques techniques partagées par les prédécesseurs (comme celle de l’indexation). C’est ainsi que Rémi Hess décrit les finalités de cette écriture « Le journal est un outil efficace pour celui qui veut comprendre sa pratique, la réfléchir, l’organiser, la changer, la rendre cohérente avec ses idées. L’objectif du journal est de garder une mémoire, pour soi-même ou pour les autres, d’une pensée qui se forme au quotidien dans la succession des observations et des réflexions. »

L’autre découverte s’imposa dès la rédaction des premières pages et des premières synthèses. La richesse de cette démarche compense sans discussion possible le temps qui lui est consacrée. Une évidence qui ne peut s’expliquer mais qui se confirme dans la pratique. Le retour sur la journée ou sur une heure de cours est toujours une projection sur la suite, une anticipation qui alimente les préparations futures et, finalement, fait gagner du temps. À raison d’une petite demi-heure de synthèse par jour, l’investissement temps est rentabilisé sur le travail de préparation. Ce télescopage des temps s’inscrit d’ailleurs dans la démarche même du journal qui est une écriture du présent plus que du passé puisqu’on écrit au moment où l’on vit et où l’on pense (Rémi Hess à cette formule heureuse : « Ce n’est pas un écrit après coup, mais un écrit dans le coup »). Une piste aux nombreuses implications sur laquelle s’est penché Hess : « Ce qui me frappe actuellement, c’est la capacité anticipatrice du journal. Tout diariste décrit son quotidien. Mais son travail d’observation minutieux lui fait noter des faits qui ne sont pas encore conscientisés […] le journal permet de passer d’une conscience commune à une conscience philosophique des choses. On comprend d’où viennent les idées, comment s’est formée la conscience, comment elle a réussi à dépasser certaines erreurs, etc. »)

Enfin, loin de l’œuvre solitaire et narcissique, le journal s’inscrit dans une logique collective de groupe, puisque c’est la classe, bien plus que l’enseignant, qui en est le principal objet (on comprend d’ailleurs comment, de Korczak à la pédagogie institutionnelle, cette pratique du journal de recherche est indissociable de celle du journal de la classe ou de l’école, écrit par les enfants). On a trop tendance à associer le journal avec le journal intime. Pourtant, la dimension collective est antérieure, il suffit de penser au « journal de bord » tenu sur les navires. Sil est au départ essentiellement fonctionnel – la navigation, la route suivie, les incidents de bord, avaries, les escales, le commerce, donc – il relate aussi la vie de l’équipage : blessés, morts, déserteurs, etc.

Mais à quoi ça ressemble ?

Encore aux balbutiements de l’expérience, il m’est difficile de rendre compte de manière exhaustive des innombrables apports de cette pratique.

Le choix du support n’est pas forcément anecdotique, car, le rendez-vous quotidien avec un bel objet pourra, certains soirs, être une source de réconfort. Plus qu’un simple réceptacle, le journal de recherche ambitionne d’être un outil de travail et de réflexion. Sa structuration doit faciliter cet usage. La pratique de « l’indexicalisation » (selon le néologisme employé par Remi Hess – en documentation, en bibliothéconimie ou dans les sciences de l’information, on parle en général d’in­dex­ation – ndlr) exposée par Hess et Illiade peut se révéler fructueuse. Inspirée de l’exemple du journal de John Locke, cette pratique consiste à donner à chaque fragment un titre en fonction de son thème. À la fin du journal, un index renvoie, pour chaque thème aux dates des jours où il a été abordé.

À intervalles irréguliers, des pages-synthèses se proposent de faire le point sur des questions récurrentes et conduisent à relire les notes éparpillées…

Sorti de cette indexation, le journal se présente sous une forme libre, simplement réglée par les contraintes chronologiques et les inspirations du moment. Des compte-rendus de lecture côtoient des descriptions de séances, des monographies d’élèves succèdent à des listes de points réussis ou ratés, à des tableaux de remarques ou de citations des élèves… Aucune règle ne vient restreindre le champ des possibles, si ce n’est le sentiment de l’intérêt de conserver une trace ou bien les exigences du « moment ».

À travers quelques exemples

Bien que ce carnet ne contienne encore que quelques pages, il s’est déjà révélé un auxiliaire de premier ordre sur des questions aussi diverses que l’organisation spatiale de la classe (m’interrogeant sur le moyen de lancer les travaux d’atelier en autonomie, j’ai expérimenté un regroupement des élèves autour du tableau en début de séance), les questions « matérielles » (ainsi en CLA, après des années de tâtonnement, j’ai opté pour un double dispositif : la séquence en cours est dans un classeur léger que l’élève garde avec lui, plus tard, les séquences sont archivées dans un gros classeur qui reste en classe).
Outre ces « réglages », qui, une fois posés sur le papier peuvent être abordés avec recul, les textes rédigés sont le plus souvent des aides qui permettent de surmonter les phases de découragement et de relancer la machine : analyser avec rigueur une séance permet très souvent de dépasser le simple « ressenti » pour entrer véritablement dans les enjeux et les mécanismes qui peuvent conduire à l’échec ou à la réussite…

Je m’étendrai un peu plus sur le rôle du journal dans la pratique du Conseil. Là encore, il m’a permis de dépasser de nombreux échecs en interrogeant les ressorts de cette pratique. Je compris ainsi très vite la nécessité de porter par écrit un compte rendu de nos réunions, afin de garder une trace de nos échanges et de donner un « poids » à cette institution. D’où le compte rendu distribué le lendemain qui s’est rapidement transformé en journal d’info au sein de la classe (compte rendu du Conseil à préciser, mais aussi menus de la cantine, informations diverses, Quoi de neuf ?, informations de l’administration…). Autre exemple, après un conseil particulièrement éprouvant, où les élèves s’étaient acharnés sur une de leur camarade au point de la faire fondre en larmes, le rendez-vous du soir avec le journal me permit de déposer le poids de cette expérience, de l’aborder avec recul et de surmonter cette épreuve, en analysant par exemple les propos exacts tenus par les uns et les autres.

Ultime leçon peut-être : l’impossibilité de conclure. Le journal est une aventure sans fin, puisqu’à la différence de son modèle maritime, l’espoir d’un point final, de pouvoir « jeter l’encre » et de rendre compte à l’armateur ou au tribunal en accostant sur des terres promises ne peut servir que d’ho­­ri­­zon à ja­mais inaccessible à l’apprenti pédagogue. ■